Le bruit d’abeilles, le parfum du tilleul…
Le vent,
Avec ses lèvres d’or frôlant le sol des plaines…
Le doux bruit de la pluie avec l’odeur des roses.
On entendait sonner le marteau des poètes, sculptant aux flancs du vase
La fine majesté des plus naïves choses,
la vie grave et joyeuse,
Avec ses flûtes d’or et ses flûtes d’ébène,
la religieuse joie, la fontaine de foi qui sourd des âmes
Pour qui toute ombre est claire…
et la bonne douleur, qui vous berce et sourit,
De son visage austère, d’où descend
Une clarté surnaturelle…
et
La mort sereine aux grands yeux doux.
C’était une symphonie de voix pures. Pas une n’avait l’ampleur sonore de ces trompettes de peuples que furent les Corneille et les Hugo; mais combien leur concert était plus profond et plus nuancé! La plus riche musique de l’Europe d’aujourd’hui.
Olivier dit à Christophe, devenu silencieux:
– Comprends-tu maintenant?
Christophe, à son tour, lui fit signe de se taire. Bien qu’il préférât des musiques plus viriles, il buvait le murmure des bois et des ruisseaux de l’âme, qu’il entendait bruire. Ils chantaient, parmi les luttes éphémères des peuples, l’éternelle jeunesse du monde, la
Bonté douce de la Beauté.
Tandis que l’humanité,
Avec des aboiements d’épouvante et des plaintes,
Tourne en rond dans un champ aride et ténébreux,
tandis que des millions d’êtres s’épuisent à s’arracher les uns aux autres les lambeaux sanglants de liberté, les sources et les bois répétaient:
«Libre!… Libre!… Sanctus, Sanctus…»
Ils ne s’endormaient pas en un rêve de sérénité égoïste. Dans le cœur des poètes, les voix tragiques ne manquaient point: voix d’orgueil, voix d’amour, voix d’angoisses.
C’était l’ouragan ivre,
Avec sa force rude ou sa douceur profonde,
les forces tumultueuses, les épopées hallucinées de ceux qui chantent la fièvre des foules, les luttes entre les dieux humains, les travailleurs haletants,
Visages d’encre et d’or trouant l’ombre et la brume,
Dos musculeux tendus ou ramassés, soudain,
Autour de grands brasiers et d’énormes enclumes…
forgeant la Cité future.
Et, dans la lumière éclatante et obscure qui tombe sur «les glaciers de l’intelligence», c’était l’héroïque amertume des âmes solitaires, se rongeant elles-mêmes, avec une allégresse désespérée.
Bien des traits de ces idéalistes semblaient à un Allemand plus allemands que français. Mais tous avaient l’amour du «fin parler de France», et la sève des mythes de la Grèce coulait en leurs poèmes. Les paysages de France et la vie quotidienne, par une magie secrète, se muaient dans leurs prunelles en des visions de l’Attique. On eût dit que chez ces Français du XXe siècle survécussent des âmes antiques, et qu’elles eussent besoin de rejeter leur défroque moderne, pour se retrouver dans leur belle nudité.
De l’ensemble de cette poésie se dégageait un parfum de riche civilisation mûrie pendant des siècles, qu’on ne pouvait trouver nulle part ailleurs en Europe. Qui l’avait respiré ne pouvait plus l’oublier. Il attirait de tous les pays du monde des artistes étrangers. Ils devenaient des poètes français, français jusqu’à l’intransigeance; et l’art classique français n’avait pas de disciples plus fervents que ces Anglo-Saxons, ces Flamands et ces Grecs.
Christophe, guidé par Olivier, se laissait pénétrer par la beauté pensive de la Muse de France, tout en préférant à cette aristocratique personne, un peu trop intellectuelle pour son goût, une belle fille du peuple, simple, saine, robuste, qui ne raisonne point tant, mais qui aime.
Le même odor di bellezza montait de tout l’art français, comme une odeur de fraises mûres monte des bois d’automne chauffés par le soleil. La musique était un de ces petits fraisiers, dissimulés dans l’herbe. Christophe avait d’abord passé, sans le voir, habitué dans son pays à des buissons de musique, bien autrement touffus. Mais voici que le parfum délicat le faisait se retourner; avec l’aide d’Olivier, il découvrait au milieu des ronces et des feuilles mortes, qui usurpaient le nom de musique, l’art raffiné et ingénu d’une poignée de musiciens. Parmi les champs maraîchers et les fumées d’usines de la démocratie, au cœur de la Plaine-Saint -Denis, dans un petit bois sacré, des faunes insouciants dansaient. Christophe écoutait avec surprise leur chant de flûte, ironique et serein, qui ne ressemblait à rien de ce qu’il avait entendu:
Un petit ruisseau m’a suffi
Pour faire frémir l’herbe haute
Et tout le pré
Et les doux saules
Et le ruisseau qui chante aussi:
Un petit roseau m’a suffi
À faire chanter la forêt…
Sous la grâce nonchalante et le dilettantisme apparent de ces petites pièces pour piano, de ces chansons, de cette musique française de chambre, sur laquelle l’art allemand ne daignait pas jeter les yeux, et dont Christophe lui-même avait négligé la poétique virtuosité, il commençait à entrevoir la fièvre de renouvellement, l’inquiétude, – inconnue de l’autre côté du Rhin, – avec laquelle les musiciens français cherchaient dans les terrains incultes de leur art les germes qui pouvaient féconder l’avenir. Tandis que les musiciens allemands s’immobilisaient dans les campements de leurs pères, et prétendaient arrêter l’évolution du monde à la barrière de leurs victoires passées, le monde continuait de marcher; et les Français en tête se lançaient à la découverte; ils exploraient les lointains de l’art, les soleils éteints et les soleils qui s’allument, et la Grèce disparue et l’Extrême-Orient rouvrant à la lumière, après des siècles de sommeil, ses larges yeux fendus, pleins de rêves immenses. Dans la musique d’Occident, canalisée par le génie d’ordre et de raison classique, ils levaient les écluses des anciens modes; ils faisaient dériver dans leurs bassins de Versailles toutes les eaux de l’univers: mélodies et rythmes populaires, gammes exotiques et antiques, genres d’intervalles nouveaux ou renouvelés. Comme, avant eux, leurs peintres impressionnistes avaient ouvert à l’œil un monde nouveau, – Christophes Colombs de la lumière, – leurs musiciens s’acharnaient à la conquête de l’univers des sons; ils pénétraient plus avant dans les retraites mystérieuses de l’Ouïe; ils découvraient des terres inconnues dans cette mer intérieure. Plus que probablement, d’ailleurs, ils ne feraient rien de leurs conquêtes. Suivant leur habitude, ils étaient les fourriers du monde.
Christophe admirait l’initiative de cette musique qui renaissait d’hier, et qui déjà marchait à l’avant-garde. Quelle vaillance il y avait dans cette élégante et menue petite personne! Il devenait indulgent pour les sottises que naguère il avait relevées en elle. Seuls, ceux qui ne font rien ne se trompent jamais. Mais l’erreur qui s’efforce vers la vérité vivante est plus féconde que la vérité morte.