En attendant qu’elle e?t son ch?teau en Espagne, elle louait pendant l’?t?, dans la banlieue de Paris, une maisonnette qu’elle occupait seule avec sa m?re. C’?tait ? vingt minutes, par le train. L’habitation ?tait assez loin de la gare isol?e, au milieu des terrains vagues, que l’on nommait des champs; et C?cile revenait souvent tard, dans la nuit. Mais elle n’avait pas peur; elle ne croyait pas au danger. Elle avait bien un revolver; mais elle l’oubliait toujours ? la maison. D’ailleurs, c’?tait ? peine si elle e?t su s’en servir.
Au cours de ses visites, Christophe la faisait jouer. Il s’amusait de voir sa p?n?tration des ?uvres musicales, surtout quand il l’avait mise, d’un mot, sur le chemin du sentiment ? exprimer. Il s’?tait aper?u qu’elle avait une voix admirable: elle ne s’en doutait point. Il l’obligea ? s’exercer: il lui fit chanter de vieux lieder allemands, ou sa propre musique; elle y prenait plaisir, et faisait des progr?s, qui la surprenaient autant que lui. Elle ?tait merveilleusement dou?e. L’?tincelle musicale ?tait tomb?e, par prodige, sur cette fille de petits bourgeois parisiens, d?nu?s de sentiment artistique. Philom?le – (il la nommait ainsi) – causait parfois de musique, mais toujours d’une fa?on pratique, jamais sentimentale: elle ne semblait s’int?resser qu’? la technique du chant et du piano. Le plus souvent, quand elle ?tait avec Christophe, et qu’ils ne jouaient pas de musique, ils parlaient des sujets les plus bourgeois: m?nage, cuisine, vie domestique. Et Christophe, qui n’e?t pu supporter, une minute, ces conversations avec une bourgeoise, les tenait tout naturellement avec Philom?le.
Ils passaient ainsi des soir?es, en t?te ? t?te, et s’aimaient sinc?rement, d’une affection calme, presque froide. Un soir qu’il ?tait venu d?ner et qu’il s’?tait attard? ? causer, plus que d’habitude, un violent orage ?clata. Quand il voulut partir, pour rejoindre le dernier train, la pluie, le vent faisaient rage; elle lui dit:
– Mais ne vous en allez pas! Vous partirez demain matin.
Il s’installa dans le petit salon, sur un lit improvis?. Une mince cloison le s?parait de la chambre ? coucher de C?cile; les portes ne fermaient pas. Il entendait, de son lit, les craquements de l’autre lit et le souffle tranquille de la jeune femme. Au bout de cinq minutes, elle ?tait endormie; et il ne tarda pas ? faire de m?me, sans que l’ombre d’une pens?e trouble les effleur?t.
Dans le m?me temps, lui venaient d’autres amis inconnus, que commen?ait de lui attirer la lecture de ses ?uvres. La plupart vivaient loin de Paris, ou ? l’?cart, et ne le rencontreraient jamais. Le succ?s, m?me grossier, a ceci de bon: il fait conna?tre l’artiste de milliers de braves gens, qu’il n’e?t jamais atteints sans les stupides articles des journaux. Christophe entra en relations avec quelques-uns d’entre eux. C’?taient des jeunes gens isol?s, menant une vie difficile, aspirant de tout leur ?tre ? un id?al dont ils n’?taient pas s?rs: ils buvaient avidement l’?me fraternelle de Christophe. C’?taient de petites gens de province: apr?s avoir lu ses lieder, ils lui ?crivaient, comme le vieux Schulz, se sentaient unis ? lui. C’?taient des artistes pauvres, – un compositeur, entre autres, – qui ne pouvaient arriver, non seulement au succ?s, mais ? s’exprimer eux-m?mes: ils ?taient tout heureux que leur pens?e se r?alis?t par Christophe. Et les plus chers de tous peut-?tre, – ceux qui lui ?crivaient sans dire leur nom: plus libres ainsi de parler, ils ?panchaient na?vement leur confiance dans le fr?re a?n?, qui leur ?tait un appui. Christophe avait gros c?ur de penser qu’il ne conna?trait jamais ces charmantes ?mes qu’il aurait eu tant de joie ? aimer; et il baisait telle de ces lettres inconnues, comme celui qui l’avait ?crite baisait les lieder de Christophe; et chacun, de son c?t?, pensait:
– Ch?res pages, que vous me faites de bien!
Ainsi se formait autour de lui, suivant le rythme habituel de l’univers, cette petite famille du g?nie, qui se nourrit de lui et qui le nourrit, qui peu ? peu s’?tend, et finit par former une grande ?me collective dont il est le foyer, comme un monde lumineux, une plan?te morale qui gravite dans l’espace, m?lant son ch?ur fraternel ? l’harmonie des sph?res.
? mesure que des liens myst?rieux se tissaient entre Christophe et ses amis invisibles, une r?volution se faisait dans sa pens?e artistique; elle devenait plus large et plus humaine. Il ne voulait plus d’une musique qui f?t un monologue, une parole pour soi seul, encore moins une construction savante pour les seules gens du m?tier. Il voulait qu’elle f?t une communion avec les hommes. Il n’est d’art vital que celui qui s’unit aux autres. Jean-S?bastien Bach, dans ses pires heures d’isolement, ?tait reli? au reste de l’humanit? par la foi religieuse, qu’il exprimait dans son art. Haendel et Mozart, par la force des choses, ?crivaient pour un public, et non pas pour eux seuls. Beethoven lui-m?me dut compter avec la foule. Cela est salutaire. Il est bon que l’humanit? rappelle au g?nie:
– Qu’y a-t-il pour moi dans ton art? S’il n’y a rien, va-t’en!
? cette contrainte, le g?nie gagne, le premier. Certes, il est de grands artistes qui n’expriment que soi. Mais les plus grands de tous sont ceux dont le c?ur bat pour tous. Qui veut voir Dieu vivant, face ? face, doit le chercher, non dans le firmament d?sert de sa pens?e, mais dans l’amour des hommes.
Les artistes d’alors ?taient loin de cet amour. Ils n’?crivaient que pour une ?lite vaniteuse, anarchiste, d?racin?e de la vie sociale, et qui mettait sa gloire ? ne point partager les passions du reste des hommes, ou qui s’en faisait un jeu. La belle gloire de s’amputer de la vie, pour ne pas ressembler aux autres! Que la mort les prenne donc! Nous, allons aux vivants, buvons aux mamelles de la terre, au plus sacr? de nos races, ? leur amour de la famille et du sol. Au si?cle le plus libre, le jeune prince de la Renaissance italienne, Rapha?l, glorifiait la maternit? dans ses Madones transt?v?rines. Qui nous fera aujourd’hui, en musique, une Madone ? la Chaise ? Qui nous fera une musique pour toutes les heures de la vie? Vous n’avez rien, vous n’avez rien en France. Quand vous voulez donner des chants ? votre peuple, vous en ?tes r?duits ? d?marquer la musique des ma?tres allemands du pass?. Tout est ? faire, ou ? refaire, dans votre art, de la base ? la cime…
Christophe correspondait avec Olivier, ? pr?sent install? dans une ville de province. Il t?chait de maintenir, par lettres, leur f?conde collaboration de nagu?re. Il e?t voulu de lui de beaux textes po?tiques, associ?s aux pens?es et aux actes de tous les jours, comme ceux qui font la substance des vieux lieder allemands de jadis. De courts fragments des Livres saints ou des po?mes hindous, des odelettes religieuses ou morales, de petits tableaux de la nature, les ?motions amoureuses ou familiales, la po?sie des matins et des soirs et des nuits, pour les c?urs simples et sains. Quatre ou six vers pour un lied, c’est assez: les expressions les plus simples, pas de d?veloppement savant, pas d’harmonies raffin?es. Qu’ai-je ? faire de vos virtuosit?s d’esth?te? Aimez ma vie, aidez-moi ? l’aimer! ?crivez-moi les Heures de France, mes Grandes et Petites Heures. Et cherchons la phrase m?lodique la plus claire. ?vitons, comme la peste, ce langage artistique, qui n’est plus que l’idiome d’une caste, comme l’est devenue la musique de tant de musiciens d’aujourd’hui. Il faut avoir le courage de parler en homme, non en «artiste». Vois ce qu’ont fait nos p?res. C’est du retour au langage musical de tous qu’est sorti l’art des classiques de la fin du XVIIIe si?cle. Les phrases m?lodiques de Gluck, des cr?ateurs de la symphonie, des premiers ma?tres du lied, sont communes et bourgeoises parfois, compar?es aux phrases raffin?es ou savantes de Jean-S?bastien Bach et de Rameau. C’est ce fond de terroir qui a fait la saveur et la popularit? immense des grands classiques. Ils sont partis des normes musicales les plus simples, du lied, du Singspiel; ces petites fleurs de la vie quotidienne ont impr?gn? l’enfance d’un Mozart ou d’un Weber. – Faites de m?me! ?crivez des chants pour tous les hommes. L?-dessus, vous ?l?verez ensuite des symphonies. ? quoi sert de br?ler les ?tapes? On ne commence pas la pyramide par le fa?te. Vos symphonies actuelles sont des t?tes sans corps. ? beaux esprits, incarnez-vous! Il faut des g?n?rations patientes de musiciens qui fraternisent avec leur peuple. On ne b?tit pas un art musical en un jour.
Christophe ne limitait pas ses principes ? la musique: il engageait Olivier ? les appliquer ? la litt?rature:
– Les ?crivains d’aujourd’hui s’?vertuent, disait-il, ? d?crire des raret?s humaines, ou bien des types qui n’existent que dans des groupes anormaux, en marge de la grande soci?t? des hommes agissants et sains. Puisqu’ils se sont mis d’eux-m?mes ? la porte de la vie, laisse-les et va o? sont les hommes. Aux hommes de tous les jours, montre la vie de tous les jours: elle est plus profonde et plus vaste que la mer. Le moindre d’entre nous porte en lui l’infini. L’infini est en chaque homme qui a la simplicit? d’?tre un homme, dans l’amant, dans l’ami, dans la femme qui paie de ses douleurs la radieuse gloire du jour de l’enfantement, dans celui qui se sacrifie obscur?ment et dont nul ne saura rien; il est le flot de vie, qui coule de l’un ? l’autre, de l’autre ? l’un… ?cris la simple vie d’un de ces hommes simples, ?cris la tranquille ?pop?e des jours qui se succ?dent, tous semblables et divers, tous fils d’une m?me m?re, depuis le premier jour du monde. ?cris-la simplement. Ne t’inqui?te point des recherches subtiles o? s’?nerve la force des artistes d’aujourd’hui. Tu parles ? tous: use du langage de tous. Il n’est de mots ni nobles, ni vulgaires; il n’est que ceux qui disent ou ne disent pas exactement ce qu’ils ont ? dire. Sois tout entier dans tout ce que tu fais: pense ce que tu penses, et sens ce que tu sens. Que le rythme de ton c?ur emporte tes ?crits! Le style, c’est l’?me.