Olivier approuvait Christophe; mais il r?pondait, avec quelque ironie:
– Une telle ?uvre pourrait ?tre belle; mais elle ne parviendrait jamais ? ceux qui pourraient la lire. La critique l’?toufferait en route.
– Voil? bien mon petit bourgeois fran?ais! r?pliquait Christophe. Il s’inqui?te de ce que la critique pensera de son livre!… Les critiques, mon gar?on, ne sont l? que pour enregistrer la victoire ou la d?faite. Sois seulement vainqueur!… Je me suis pass? d’eux! Apprends ? t’en passer aussi.
Mais Olivier avait appris ? se passer de bien autre chose! Il se passait de l’art, et de Christophe. En ce moment, il ne pensait plus qu’? Jacqueline.
Leur ?go?sme d’amour avait fait le vide autour d’eux; il br?lait avec impr?voyance toutes ses ressources ? venir.
Ivresse des premiers temps, o? les ?tres m?l?s ne songent, uniquement, qu’? s’absorber l’un l’autre… De toutes les parcelles de leurs corps et de leurs ?mes, ils se touchent, ils se go?tent, ils cherchent ? se p?n?trer. Ils sont ? eux seuls un univers sans lois, un chaos amoureux, o? les ?l?ments confondus ne savent pas encore ce qui les distingue entre eux, et s’efforcent l’un l’autre de se d?vorer goul?ment. Tous les ravit dans l’autre: l’autre, c’est encore soi. Qu’ont-ils ? faire du monde? Comme l’Androgyne antique, endormi dans son r?ve d’harmonieuse volupt?, leurs yeux sont clos au monde, le monde est tout en eux.
? jours, ? nuits, qui forment un m?me tissu de r?ves, heures qui fuient comme de beaux nuages blancs, et dont rien ne surnage que, dans l’?il ?bloui, un lumineux sillage, souffle ti?de qui nous baigne d’une langueur de printemps, chaleur dor?e des corps, treille d’amour ensoleill?e, chaste impudeur, ?treintes folles, soupirs et rires, heureuses larmes, que reste-t-il de vous, poussi?re de bonheur? ? peine si le c?ur peut se souvenir de vous: car lorsque vous ?tiez, le temps n’existait pas.
Journ?es toutes semblables… Aube douce… De l’ab?me du sommeil, les deux corps enlac?s surgissent ? la fois; les t?tes souriantes, dont l’haleine se m?le, ouvrent les yeux ensemble, se revoient et se baisent… Juv?nile fra?cheur des heures matinales, air virginal o? s’apaise la fi?vre des corps br?lants… Voluptueuse torpeur des jours interminables, au fond desquels bourdonne la volupt? des nuits… Apr?s-midi d’?t?, r?veries dans les champs, sur les pr?s velout?s, sous les bruissantes ?toffes des longs peupliers blancs… R?veries des beaux soirs, quand on revient ensemble, bras et mains enlac?s, sous le ciel lumineux, vers le lit amoureux. Le vent fait frissonner les branches des buissons. Dans le lac clair du ciel flotte le duvet blanc de la lune d’argent. Une ?toile tombe et meurt, – une secousse au c?ur… – un monde souffl? sans bruit. Sur la route, aupr?s d’eux, passent de rares ombres, rapides et muettes. Les cloches de la ville sonnent la f?te du lendemain. Un instant, ils s’arr?tent, elle se serre contre lui, ils restent sans parler… Ah! que la vie reste ainsi, immobile, comme cet instant!… Elle soupire, et dit:
– Pourquoi est-ce que je vous aime tant?…
Apr?s quelques semaines de voyage en Italie, ils s’?taient install?s dans une ville de l’ouest de la France, o? Olivier avait ?t? nomm? professeur. Ils ne voyaient presque personne. Ils ne s’int?ressaient ? rien. Lorsqu’ils ?taient forc?s de faire des visites, cette scandaleuse indiff?rence s’?talait avec un sans-g?ne qui blessait les uns, faisait sourire les autres. Toutes les paroles glissaient sur eux, sans les atteindre. Ils avaient cette gravit? impertinente des jeunes mari?s, qui ont l’air de vous dire:
– Vous autres, vous ne savez rien…
Sur le joli minois absorb?, un peu boudeur, de Jacqueline, dans les yeux heureux et distraits d’Olivier, on pouvait lire:
– Si vous saviez comme vous nous ennuyez!… Quand est-ce que nous serons seuls?
M?me au milieu des autres, ils ne se g?naient pas pour l’?tre. On surprenait leurs regards qui se parlaient par-dessus la conversation. Ils n’avaient pas besoin de se regarder pour se voir; et ils souriaient: car ils savaient qu’ils pensaient aux m?mes choses en m?me temps. Lorsqu’ils se retrouvaient seuls, apr?s quelque contrainte mondaine, ils poussaient des cris de joie et faisaient mille folies d’enfants. Ils avaient huit ans. Ils b?tifiaient en parlant. Ils se nommaient de petits noms drolatiques. Elle l’appelait Olive, Olivet, Olifant, Fanny, Mami, Mime, Minaud, Quinaud, Kaunitz, Cosima, Cobourg, Panot, Nacot, Ponette, Naquet, et Canot. Elle jouait ? la petite fille. Mais elle voulait ?tre tout ? la fois pour lui, tous les amours m?l?s: m?re, s?ur, femme, amoureuse, ma?tresse.
Elle ne se contentait pas de partager ses plaisirs; comme elle se l’?tait promis, elle partageait ses travaux: c’?tait aussi un jeu. Pendant les premiers temps, elle y apporta l’ardeur amus?e d’une femme pour qui le travail ?tait quelque chose de nouveau: on e?t dit qu’elle prenait plaisir aux t?ches les plus ingrates, des copies dans les biblioth?ques, des traductions de livres insipides: cela faisait partie de son plan de vie, tr?s pure et tr?s s?rieuse, tout enti?re consacr?e ? de nobles pensers et labeurs en commun. Et cela fut tr?s bien, tant que l’amour les illumina: car elle ne songeait qu’? lui, et non ? ce qu’elle faisait. Le plus curieux, c’?tait que tout ce qu’elle faisait ainsi ?tait bien fait. Son esprit se jouait sans effort dans des lectures abstraites qu’elle e?t eu peine ? suivre, ? d’autres moments de sa vie; son ?tre ?tait soulev? au-dessus de terre par l’amour; elle ne s’en apercevait pas: telle une somnambule qui marche sur les toits, elle poursuivait tranquillement, sans rien voir, son r?ve grave et riant…
Et puis, elle commen?a de voir les toits; et cela ne l’inqui?ta point; mais elle se demanda ce qu’elle faisait dessus, et elle rentra chez elle. Le travail l’ennuya. Elle se persuada que son amour en ?tait g?n?. Sans doute parce que son amour ?tait d?j? moins vif. Mais il n’en paraissait rien. Ils ne pouvaient plus se passer un instant l’un de l’autre. Ils se mur?rent au monde, ils condamn?rent leur porte, ils n’accept?rent plus aucune invitation. Ils ?taient jaloux de l’affection des autres, de leurs occupations m?me, de tout ce qui les distrayait de leur amour. La correspondance avec Christophe s’espa?a. Jacqueline ne l’aimait pas: il ?tait un rival, il repr?sentait toute une part du pass? d’Olivier, o? elle n’?tait point; et plus il avait tenu de place dans la vie d’Olivier, plus elle cherchait, d’instinct, ? la lui voler. Sans calcul de sa part, elle d?tachait sourdement Olivier de l’ami; elle ironisait les mani?res de Christophe, sa figure, ses fa?ons d’?crire, ses projets artistiques; elle n’y mettait aucune m?chancet?, aucune rouerie: la bonne nature s’en chargeait pour elle. Olivier s’amusait de ses remarques; il n’y voyait pas malice; il croyait aimer toujours autant Christophe; mais ce n’?tait plus que sa personne qu’il aimait: ce qui est peu en amiti?; il ne s’apercevait pas que peu ? peu il cessait de le comprendre, il se d?sint?ressait de sa pens?e, de cet id?alisme h?ro?que, en qui ils avaient ?t? unis… L’amour est pour un jeune c?ur une douceur trop forte; aupr?s de lui, quelle autre foi peut tenir? Le corps de la bien-aim?e, son ?me que l’on cueille sur cette chair sacr?e, sont toute science et toute foi. De quel sourire de piti? on regarde ce qu’adorent les autres, ce que soi-m?me jadis on adora! De la puissante vie et de son ?pre effort, on ne voit plus que la fleur d’un instant, que l’on croit immortelle… L’amour absorbait Olivier. Au d?but, son bonheur avait encore la force de s’exprimer en de gracieuses po?sies. Puis, cela m?me lui sembla vain: temps vol? ? l’amour! Et Jacqueline, comme lui, s’acharnait ? d?truire toute autre raison de vivre, ? tuer l’arbre de vie sans le support duquel meurt le lierre d’amour. Ainsi, ils s’annihil?rent tous deux dans le bonheur.
H?las! on s’accoutume si vite au bonheur! Quand le bonheur ?go?ste est le seul but ? la vie, la vie est bient?t sans but. Il devient une habitude, une intoxication, on ne peut plus s’en passer. Et comme il faut bien qu’on s’en passe!… Le bonheur est un moment du rythme universel, un des p?les entre lesquels oscille le balancier de la vie: pour arr?ter le balancier, il faudrait le briser…
Ils connurent «cet ennui du bien-?tre, qui fait extravaguer la sensibilit?». Les douces heures se ralentirent, s’alanguirent, ?tiol?es, comme des fleurs sans eau. Le ciel ?tait toujours aussi bleu; mais ce n’?tait plus l’air l?ger du matin. Tout ?tait immobile; la nature se taisait. Ils ?taient seuls, comme ils l’avaient d?sir?. – Et leur c?ur se serra.
Un sentiment ind?finissable de vide, un vague ennui non sans charme, leur apparut. Ils ne savaient ce que c’?tait; ils ?taient obscur?ment inquiets. Ils devenaient impressionnables, d’une fa?on maladive. Leurs nerfs, tendus aux ?coutes du silence, fr?missaient comme des feuilles au moindre choc impr?vu de la vie. Jacqueline avait des larmes, sans raison de pleurer; et bien qu’elle voul?t le croire, ce n’?tait plus l’amour seul qui les faisait couler. Au sortir des ann?es ardentes et tourment?es qui avaient pr?c?d? le mariage, l’arr?t brusque de ses efforts devant le but atteint, – atteint et d?pass?, – l’inutilit? subite de toute action nouvelle – et peut-?tre de toute action pass?e – la jetaient dans un d?sarroi, qu’elle ne pouvait s’expliquer et qui l’atterrait. Elle n’en convenait point; elle l’attribuait ? une fatigue nerveuse, elle affectait d’en rire; mais son rire n’?tait pas moins inquiet que ses larmes. Bravement, elle essaya de se remettre au travail. D?s les premi?res tentatives, elle ne comprit m?me plus comment elle avait ?t? capable de s’int?resser ? des t?ches aussi stupides: elle les ?carta avec d?go?t. Elle fit un effort pour renouer des relations sociales: elle ne r?ussit pas davantage; le pli ?tait pris, elle avait perdu l’habitude des gens et des paroles m?diocres, auxquelles la vie oblige: elle les trouva grotesques; et elle se rejeta dans son isolement ? deux, cherchant ? se persuader, par ces ?preuves malheureuses, qu’il n’y avait d?cid?ment de bon que l’amour. Et, pendant quelque temps, elle sembla en effet plus amoureuse que jamais. Mais c’?tait qu’elle voulait l’?tre.