On changea d’appartement. Celui qu’on avait eu tant de peine et de plaisir ? installer sembla ?troit et laid. Au lieu des modestes petites chambres, toutes rayonnantes d’?me, aux fen?tres desquelles un arbre ami balan?ait sa silhouette gracile, on prit un appartement vaste, confortable, bien distribu?, que l’on n’aimait pas, que l’on ne pouvait aimer, o? l’on mourrait d’ennui. Aux vieux objets familiers on substitua des meubles, des tentures, qui ?taient des ?trangers. Il n’y eut plus nulle part de place pour le souvenir. Les premi?res ann?es de vie commune furent balay?es de la pens?e… Grand malheur pour deux ?tres unis, quand se brisent les liens qui les rattachent ? leur pass? d’amour! L’image de ce pass? est une sauvegarde contre les d?couragements et les hostilit?s, qui succ?dent fatalement aux premi?res tendresses. La facilit? des d?penses avait rapproch? Jacqueline, ? Paris et en voyage, – (car maintenant qu’ils ?taient riches, ils voyageaient souvent) – d’une classe de gens riches et inutiles, dont la soci?t? lui inspirait une sorte de m?pris pour le reste des hommes, pour ceux qui travaillent. Avec son merveilleux pouvoir d’adaptation, elle s’assimilait sur-le-champ ces ?mes st?riles et gangren?es. Impossible de r?agir. Aussit?t, elle se cabrait, irrit?e, traitant de «bassesse bourgeoise» l’id?e qu’on p?t – qu’on d?t – ?tre heureux par le devoir domestique et dans l’aurea mediocritas. Elle avait perdu jusqu’? la compr?hension des heures pass?es, o? dans l’amour elle s’?tait g?n?reusement donn?e.
Olivier n’?tait pas assez fort pour lutter. Lui aussi avait chang?. Il avait laiss? son professorat, il n’avait plus de t?che oblig?e. Il ?crivait seulement; et l’?quilibre de sa vie en ?tait modifi?. Jusque-l?, il avait souffert de ne pouvoir ?tre tout ? l’art. Maintenant, il ?tait tout ? l’art, et il se sentait perdu dans le monde des nu?es. L’art qui n’a pas pour contrepoids un m?tier, pour support une forte vie pratique, l’art qui ne sent point dans sa chair l’aiguillon de la t?che journali?re, l’art qui n’a point besoin de gagner son pain, perd le meilleur de sa force et de sa r?alit?. Il est la fleur de luxe. Il n’est plus – (ce qu’il est chez les plus grands des artistes), – le fruit sacr? de la peine humaine… Olivier connaissait le d?s?uvrement; «? quoi bon?…» Rien ne le pressait plus: il laissait r?ver sa plume, il fl?nait, il ?tait d?sorient?. Il avait perdu contact avec ceux de sa classe, qui creusaient patiemment, durement, leur sillon. Il ?tait tomb? dans un monde diff?rent, o? il ?tait mal ? l’aise, et qui pourtant ne lui d?plaisait pas. Faible, aimable et curieux, il observait complaisamment ce monde non sans gr?ce, mais sans consistance; et il ne s’apercevait pas qu’il se laissait teinter par lui: sa foi n’?tait plus aussi s?re.
La transformation ?tait moins rapide chez lui que chez Jacqueline. La femme a le redoutable privil?ge de pouvoir changer tout d’un coup tout enti?re. Ces morts et ces renouvellements instantan?s de l’?tre terrifient ceux qui l’aiment. Il est pourtant naturel, pour un ?tre plein de vie que ne tient pas en bride la volont?, de ne plus ?tre demain ce qu’il fut aujourd’hui. Telle une eau qui s’?coule. Qui l’aime doit la suivre, ou bien doit ?tre fleuve et l’emporter dans son cours. Dans les deux cas, il faut changer. ?preuve dangereuse: on ne conna?t vraiment l’amour qu’apr?s l’y avoir soumis. Et son harmonie est si d?licate, dans les premi?res ann?es de vie commune, qu’il suffit souvent de la plus l?g?re alt?ration en l’un des deux amants, pour tout d?truire. Combien plus, un changement brusque de fortune ou de milieu! Il faut ?tre bien fort – ou bien indiff?rent – pour y r?sister.
Jacqueline et Olivier n’?taient ni indiff?rents, ni forts. Ils se voyaient l’un l’autre dans une lumi?re nouvelle; et le visage ami leur devenait ?tranger. Aux heures o? ils faisaient cette triste d?couverte, ils se cachaient l’un de l’autre, par une piti? d’amour: car ils s’aimaient toujours. Olivier avait le refuge de son travail, dont l’exercice r?gulier lui procurait le calme. Jacqueline n’avait rien. Elle ne faisait rien. Elle restait ind?finiment au lit, ou ? sa toilette, assise pendant des heures, ? demi d?v?tue, immobile, absorb?e; et une sourde tristesse goutte ? goutte s’amassait, comme une brume glaciale. Elle ?tait incapable de faire diversion ? l’id?e fixe de l’amour… L’amour! La plus divine des choses humaines, quand il est un don de soi. La plus sotte et la plus d?cevante, quand il est une chasse au bonheur… Impossible ? Jacqueline de concevoir un autre but ? la vie. Dans des moments de bonne volont?, elle essaya de s’int?resser aux autres, ? leurs mis?res: elle n’y parvint point. Les souffrances des autres lui causaient une r?pulsion invincible; ses nerfs n’en supportaient pas le spectacle ni la pens?e. Pour tranquilliser sa conscience, elle avait fait deux ou trois fois quelque chose qui ressemblait ? du bien: le r?sultat avait ?t? m?diocre.
– Voyez donc, disait-elle ? Christophe. Quand on veut faire le bien, on fait le mal. Il vaut mieux s’abstenir. Je n’ai pas la vocation.
Christophe la regardait: et il pensait ? une de ses amies de rencontre, une grisette ?go?ste, immorale, incapable d’affection vraie, mais qui, d?s qu’elle voyait souffrir, se sentait des entrailles de m?re pour l’indiff?rent de la veille ou pour un inconnu. Les soins les plus r?pugnants ne la rebutaient point: elle ?prouvait m?me un singulier plaisir ? ceux qui demandaient le plus d’abn?gation. Elle ne s’en rendait pas compte: il semblait qu’elle y trouv?t l’emploi de toute sa force d’id?al obscure, inexprim?e; son ?me, atrophi?e dans le reste de sa vie, respirait ? ces rares instants; d’adoucir un peu de souffrance, elle ressentait un bien-?tre; et sa joie ?tait alors presque d?plac?e. – La bont? de cette femme, qui ?tait ?go?ste, l’?go?sme de Jacqueline, qui pourtant ?tait bonne: ni vice, ni vertu; hygi?ne pour toutes deux. Mais l’une se portait mieux.
Jacqueline ?tait ?cras?e par l’id?e de la souffrance. Elle eut pr?f?r? la mort ? la douleur physique. Elle e?t pr?f?r? la mort ? la perte d’une des sources de sa joie: sa beaut? ou sa jeunesse. Qu’elle n’e?t pas tout le bonheur auquel elle croyait avoir droit, – (car elle croyait au bonheur, c’?tait chez elle une foi, enti?re et absurde, une foi religieuse), – que d’autres eussent plus de bonheur, cela lui paraissait la plus horrible des injustices. Le bonheur n’?tait pas seulement la foi, il ?tait la vertu. ?tre malheureux lui semblait une infirmit?. Toute sa vie s’orientait peu ? peu d’apr?s ce principe. Son vrai caract?re avait surgi des voiles id?alistes, dont vierge elle s’enveloppait avec une pudeur craintive. Par r?action contre cet id?alisme pass?, elle regardait les choses d’un regard net et cru. Elle ne les estimait que dans la mesure o? elles s’accordaient avec l’opinion du monde et avec la commodit? de la vie. Elle en ?tait venue ? l’?tat d’esprit de sa m?re: elle allait ? l’?glise, et pratiquait, avec une ponctualit? indiff?rente. Elle ne se tourmentait plus de savoir si cela ?tait vrai: elle avait d’autres tourments plus positifs; et elle pensait avec une piti? ironique ? ses r?voltes mystiques d’enfant. – Son esprit positif d’aujourd’hui n’?tait pas plus r?el que son id?alisme d’hier. Elle se for?ait. Elle n’?tait ni ange, ni b?te. Elle ?tait une pauvre femme qui s’ennuie.
Elle s’ennuyait, s’ennuyait… elle s’ennuyait d’autant plus qu’elle ne pouvait se donner comme excuse qu’elle n’?tait pas aim?e, ou qu’elle ne pouvait souffrir Olivier. Sa vie lui paraissait bloqu?e, mur?e, sans avenir; elle aspirait ? un bonheur nouveau, sans cesse renouvel?, – r?ve enfantin que ne l?gitimait point la m?diocrit? de son aptitude au bonheur. Elle ?tait comme tant d’autres femmes, tant de m?nages d?s?uvr?s, qui ont toutes les raisons d’?tre heureux, et qui ne cessent de se torturer. On en voit, qui sont riches, qui ont de beaux enfants, une bonne sant?, qui sont intelligents et capables de sentir les belles choses, qui poss?dent tous les moyens d’agir, de faire du bien, d’enrichir leur vie et celle des autres. Et ils passent leur temps ? g?mir qu’ils ne s’aiment pas, qu’ils en aiment d’autres, ou qu’ils n’en aiment pas d’autres, – perp?tuellement occup?s d’eux-m?mes, de leurs rapports sentimentaux ou sexuels, de leurs pr?tendus droits au bonheur, de leurs ?go?smes contradictoires, et discutant, discutant, discutant, jouant la com?die du grand amour, la com?die de la grande souffrance, et finissant par y croire… Qui leur dira:
– Vous n’?tes aucunement int?ressants. Il est ind?cent de se plaire, quand on a tant de moyens de bonheur!
Qui leur arrachera leur fortune, leur sant?, tous ces dons merveilleux, dont ils sont indignes! Qui remettra sous le joug de la mis?re et de la peine v?ritable ces esclaves incapables d’?tre libres, que leur libert? affole! S’ils avaient ? gagner durement leur pain, ils seraient contents de le manger. Et s’ils voyaient en face le visage terrible de la souffrance, ils n’oseraient plus en jouer la com?die r?voltante…
Mais, au bout du compte, ils souffrent. Ils sont des malades. Comment ne pas les plaindre? – La pauvre Jacqueline ?tait aussi innocente de se d?tacher d’Olivier qu’Olivier l’?tait de ne pas la tenir attach?e. Elle ?tait ce que la nature l’avait faite. Elle ne savait pas que le mariage est un d?fi ? la nature, et que, quand on a jet? le gant ? la nature, il faut s’attendre ? ce qu’elle le rel?ve, et s’appr?ter ? soutenir vaillamment le combat qu’on a provoqu?. Elle s’apercevait qu’elle s’?tait tromp?e. Elle en ?tait irrit?e contre elle-m?me; et cette d?ception se tournait en hostilit? contre tout ce qu’elle avait aim?, contre la foi d’Olivier, qui avait ?t? aussi la sienne. Une femme intelligente a, plus qu’un homme, par ?clairs, l’intuition des choses ?ternelles; mais il lui est plus difficile de s’y maintenir. L’homme qui a con?u ces pens?es, les nourrit de sa vie. La femme en nourrit sa vie; elle les absorbe, elle ne les cr?e point. Constamment, il faut jeter dans son esprit et dans son c?ur un nouvel aliment: ils ne se suffisent pas. Faute de croire et d’aimer, elle d?truit, – ? moins qu’elle n’ait re?u cette gr?ce du cieclass="underline" le calme, vertu supr?me.