– C’est la maman? dit-elle.
– Oui.
Elle la prit, et la regarda avec sympathie.
– La bonne vieille! dit-elle. Vous avez de la chance!
– H?las! elle est morte.
– Cela ne fait rien, vous l’avez eue tout de m?me.
– Eh bien, et vous?
Mais elle ?carta ce sujet, d’un froncement de sourcils. Elle ne voulait pas qu’on la questionn?t sur elle.
– Non, parlez-moi de vous. Racontez-moi… Quelque chose de votre vie…
– Qu’est-ce que cela peut vous faire?
– Allez tout de m?me…
Il ne voulait pas parler; mais il ne put s’emp?cher de r?pondre ? ses questions: car elle savait tr?s bien l’interroger. Et juste, il raconta certaines choses qui lui faisaient de la peine, l’histoire de son amiti?, Olivier qui s’?tait s?par? de lui. Elle l’?coutait, avec un sourire compatissant et ironique… Brusquement elle demanda:
– Quelle heure est-il? Ah! mon Dieu! Il y a deux heures que je suis ici! Pardon… Ah! comme cela m’a repos?e!…
Elle ajouta:
– Je voudrais pouvoir revenir… Pas souvent… Quelquefois… Cela me ferait du bien. Mais je ne voudrais pas vous ennuyer, vous faire perdre votre temps… Rien qu’une minute, de loin en loin…
– J’irai chez vous, dit Christophe.
– Non, non, pas chez moi. Chez vous, j’aime mieux…
Mais elle ne vint plus de longtemps.
Un soir, il apprit par hasard qu’elle ?tait gravement malade, qu’elle ne jouait plus, depuis des semaines. Il alla chez elle, malgr? la d?fense. On ne recevait pas; mais quand on sut son nom, on le rappela sur l’escalier. Elle ?tait au lit, elle allait mieux, elle avait eu une pneumonie, elle ?tait assez chang?e; mais elle avait toujours son air ironique et son regard aigu, qui ne d?sarmait point. Pourtant, elle montra un r?el plaisir ? voir Christophe. Elle le fit asseoir pr?s du lit. Elle parla d’elle-m?me, avec un d?tachement railleur, et dit qu’elle avait failli mourir. Il se montra ?mu. Alors, elle le persifla. Il lui reprocha de ne lui avoir rien fait dire:
– Vous faire dire quelque chose? Pour que vous veniez? Jamais de la vie!
– Je parie que vous n’avez m?me pas pens? ? moi.
– Et vous avez gagn?, lui dit-elle, avec son sourire moqueur, un peu triste. Je n’y ai pas pens? une minute, pendant que j’?tais malade. Seulement aujourd’hui, pr?cis?ment. Ne vous attristez pas, allez! Quand je suis malade, je ne pense ? personne, je ne demande qu’une chose aux gens, c’est qu’ils me fichent la paix. Je me mets le nez contre le mur, et j’attends, je veux ?tre seule, je veux crever seule, comme un rat.
– C’est pourtant dur de souffrir seule.
– Je suis habitu?e. J’ai ?t? malheureuse, pendant des ann?es. Personne ne m’est jamais venu en aide. Maintenant le pli est pris. Et puis, c’est mieux ainsi. Personne ne peut rien pour vous. Du bruit dans la chambre, des attentions importunes, des j?r?miades hypocrites… Non. J’aime mieux mourir seule.
– Vous ?tes bien r?sign?e!
– R?sign?e? Je ne sais pas seulement ce que ce mot veut dire. Non, je serre les dents, et je hais le mal qui me fait souffrir.
Il lui demanda si on ne venait pas la voir, si personne ne s’occupait d’elle. Elle dit que ses camarades de th??tre ?taient d’assez bonnes gens, – des imb?ciles, – mais serviables, compatissants (d’une fa?on superficielle).
– Mais c’est moi, je vous dis, qui ne veut pas les voir. Je suis une mauvaise coucheuse.
– Je m’en contenterais, dit-il.
Elle le regarda avec piti?.
– Vous aussi! Vous allez parler comme les autres?
Il dit:
– Pardon, pardon… Bon Dieu! Voil? que je deviens Parisien! Je suis honteux… Je vous jure que je n’ai pas seulement r?fl?chi ? ce que je disais…
Il se cacha la figure dans les draps. Elle rit franchement, et lui donna une tape sur la t?te:
– Ah! ce mot-l?, il n’est pas Parisien! ? la bonne heure! Je vous reconnais. Allons, montrez votre t?te. Ne pleurez pas dans mes draps.
– C’est pardonn??
– C’est pardonn?. Mais n’y revenez plus.
Elle causa encore un peu avec lui, l’interrogea sur ce qu’il faisait, puis fut fatigu?e, ennuy?e, le renvoya.
Il ?tait convenu qu’il reviendrait la voir, la semaine suivante. Mais au moment de partir, il re?ut d’elle un t?l?gramme, lui disant de ne pas venir: elle ?tait dans un de ses mauvais jours. – Puis, le surlendemain, elle le redemanda. Il vint. Il la trouva convalescente, assise pr?s de la fen?tre, ? demi ?tendue. C’?tait le premier printemps, le ciel ensoleill?, les jeunes pousses des arbres. Elle ?tait plus affectueuse et plus douce qu’il ne l’avait encore vue. Elle dit, que l’autre jour, elle ne pouvait voir personne: elle l’e?t d?test? comme les autres hommes.
– Et aujourd’hui?
– Aujourd’hui, je me sens toute jeune, toute neuve, et j’ai de l’affection pour tout ce que je sens de jeune, et de neuf autour de moi, – comme vous.
– Je ne suis pourtant plus tout jeune et tout neuf.
– Vous le serez jusqu’? votre mort.
Ils parl?rent de ce qu’il avait fait depuis qu’ils ne s’?taient vus, du th??tre o? elle allait reprendre son service bient?t; et, ? ce sujet, elle lui dit ce qu’elle pensait du th??tre, qui la d?go?tait, mais qui la tenait.
Elle ne voul?t plus qu’il rev?nt; elle promit de reprendre ses visites chez lui. Mais elle s’inqui?tait de le d?ranger. Il lui dit quand elle aurait plus de chances de ne pas troubler son travail. Ils convinrent d’un signe de passe. Elle frapperait ? la porte, d’une certaine fa?on, il ouvrirait, ou n’ouvrirait pas, selon qu’il en aurait envie…
Elle n’abusa point de la permission. Mais une fois qu’elle se rendait ? une soir?e mondaine o? elle devait dire des vers, au dernier instant cela l’ennuya: en route, elle t?l?phona qu’elle ne pouvait pas venir; et elle se fit conduire chez Christophe. Elle avait simplement l’intention de lui dire bonsoir en passant. Mais il se trouva, ce soir-l?, qu’elle se confia ? lui, elle lui raconta sa vie, depuis l’enfance.
Triste enfance! Un p?re de rencontre, qu’elle n’avait pas connu. Une m?re qui tenait une auberge mal fam?e, dans un faubourg d’une ville du nord de la France; les rouliers y venaient boire, couchaient avec la patronne, et la brutalisaient. Un d’eux l’?pousa, parce qu’elle avait quelques sous; il la battait, se so?lait. Fran?oise avait une s?ur plus ?g?e, qui ?tait servante dans l’auberge; elle s’?puisait ? la t?che; le patron en fit sa ma?tresse, sous les yeux de la m?re; elle ?tait phtisique; elle mourut. Fran?oise grandit au milieu des coups et des ignominies. C’?tait une enfant bl?me, bilieuse, concentr?e, avec une petite ?me ardente et sauvage. Elle voyait sa m?re et sa s?ur pleurer, souffrir, se r?signer, s’avilir, mourir. Et elle avait la volont? enrag?e de ne pas se r?signer, d’?chapper au milieu inf?me; elle ?tait une r?volt?e; ? certaines injustices, elle avait des crises de nerfs; elle griffait, elle mordait, quand on la tapait. Une fois, elle essaya de se pendre. Elle n’y arriva pas: ? peine avait-elle commenc? qu’elle ne voulait plus, elle avait peur d’y trop bien r?ussir; et tandis qu’?touffant d?j?, elle se h?tait de d?nouer la corde avec ses doigts crisp?s, se convulsait en elle un d?sir furieux de vivre. Et puisqu’elle ne pouvait pas s’?vader par la mort, – (Christophe souriait tristement, se rappelant des ?preuves semblables), – elle se jura de vaincre, de devenir libre, riche, et de fouler aux pieds tous ceux qui l’opprimaient. Elle s’?tait fait ce serment dans son taudis, un soir, qu’elle entendait dans la chambre ? c?t? les jurons de l’homme, les cris de la m?re qu’il battait, et les pleurs de la s?ur violent?e. Qu’elle se sentait mis?rable! Et pourtant son serment la soulagea. Elle serrait les dents, et pensait:
– Je vous ?craserai tous.
Dans cette enfance sombre, un seul point lumineux:
Un jour, un des gamins avec qui elle polissonnait dans le ruisseau, le fils du concierge du th??tre, la fit entrer, bien que ce f?t d?fendu, ? une r?p?tition. Ils se gliss?rent tout au fond de la salle, dans le noir. Elle fut saisie du myst?re de la sc?ne, resplendissante dans ces t?n?bres, des choses magnifiques et incompr?hensibles qu’on disait, et de l’air de reine de l’actrice, – qui jouait en effet une reine dans un m?lo romantique. Elle ?tait glac?e d’?motion; et son c?ur battait tr?s fort… «Voil?, voil? ce qu’il fallait ?tre!… Oh! si elle ?tait ainsi…» – Quand ce fut fini, elle voulut ? tout prix voir la repr?sentation du soir. Elle laissa sortir son camarade, elle feignit de le suivre; et puis, elle retourna se cacher dans le th??tre; elle se tapit sous une banquette; elle y resta trois heures, ?touffant dans la poussi?re; et quand la repr?sentation allait commencer et que le public arrivait, quand elle allait sortir de sa cachette, elle eut la mortification d’?tre saisie, expuls?e ignominieusement, au milieu des ris?es, et reconduite chez elle, o? elle fut fess?e. Cette nuit-l?, elle serait morte, si elle n’avait su maintenant ce qu’elle ferait plus tard, pour dominer ces canailles et pour se venger d’eux.
Son plan fut fait. Elle se pla?a comme servante dans l’H?tel et Caf? du Th??tre, o? descendaient des acteurs. Elle savait ? peine lire et ?crire; et elle n’avait rien lu, elle n’avait rien ? lire. Elle voulut apprendre, elle y mit une ?nergie endiabl?e. Elle chipait des livres dans la chambre des clients; elle les lisait, la nuit, au clair de lune, ou ? l’aube, pour ne pas d?penser de chandelle. Gr?ce au d?sordre des acteurs, ses larcins passaient inaper?us: ou bien les possesseurs se contentaient de maugr?er. D’ailleurs, elle leur rendait leurs livres apr?s les avoir lus; – mais elle ne les rendait pas intacts: elle arrachait les pages qui lui plaisaient. Elle avait soin, en rapportant les volumes, de les glisser sous le lit, ou sous un meuble, de fa?on ? faire croire qu’ils n’?taient pas sortis de la chambre. Elle se colla l’oreille aux portes, pour ?couter les acteurs, qui r?p?taient leurs r?les. Et seule, dans le corridor, en balayant, elle imitait ? mi-voix leurs intonations, et elle faisait des gestes. Quand on la surprenait, on se moquait d’elle et on l’injuriait. Elle se taisait rageusement. – Ce genre d’?ducation aurait pu continuer longtemps, si elle n’avait eu l’imprudence, une fois, de voler un r?le, dans la chambre d’un acteur. L’acteur temp?ta. Personne n’?tait entr? chez lui, que la servante: il l’accusa. Elle nia effront?ment: il mena?a de la faire fouiller; elle se jeta ? ses pieds, elle lui avoua tout, et aussi les autres vols, et les feuilles d?chir?es: tout le pot-aux-roses. Il sacra d’une fa?on terrible; mais il ?tait moins m?chant qu’il n’en avait l’air. Il demanda pourquoi elle avait fait cela. Lorsqu’elle dit qu’elle voulait devenir actrice, il rit tr?s fort. Il l’interrogea; elle lui r?cita des pages enti?res qu’elle avait apprises par c?ur; il en fut frapp?, il dit: