Выбрать главу

Par bonheur, il en parla ? un de ses nouveaux protecteurs. Comme un jeune attach? ? l’ambassade d’Allemagne, rencontr? ? la soir?e o? l’on donnait ses ?uvres, lui disait que son pays ?tait fier d’un musicien tel que lui, Christophe r?pondit am?rement:

– Il est si fier de moi qu’il me laissera mourir ? sa porte, sans m’ouvrir.

Le jeune diplomate se fit expliquer la situation; et quelques jours apr?s, il revint voir Christophe, et lui dit:

– On s’int?resse ? vous en haut lieu. Un tr?s grand personnage, qui a seul pouvoir pour suspendre les effets du jugement qui p?se sur vous, a ?t? mis au courant de votre situation; et il daigne en ?tre touch?. Je ne sais pas comment votre musique a pu lui plaire: car – (entre nous) – il n’a pas le go?t fort bon; mais il est intelligent, et il a le c?ur g?n?reux. Sans qu’il soit possible de lever pour le moment, l’arr?t rendu contre vous, on consent ? fermer les yeux, si vous voulez passer quarante-huit heures dans votre ville, pour revoir les v?tres. Voici un passeport. Vous le ferez viser, ? l’arriv?e et au d?part. Soyez prudent, et n’attirez pas l’attention.

*

Christophe revit encore une fois sa terre. Il passa les deux jours qui lui ?taient accord?s, ne s’entretenant qu’avec elle et ceux qui ?taient en elle. Il vit la tombe de sa m?re. L’herbe y poussait; mais des fleurs y avaient ?t? d?pos?es r?cemment. C?te ? c?te dormaient le p?re et le grand-p?re. Il s’assit ? leurs pieds. La tombe ?tait adoss?e au mur d’enceinte. Un ch?taigner qui poussait de l’autre c?t?, dans le chemin creux, l’ombrageait. Par-dessus le mur bas, on voyait les moissons dor?es, o? le vent ti?de faisait passer des ondulations molles; le soleil r?gnait sur la terre assoupie; on entendait le cri des cailles dans les bl?s, et sur les tombes la douce houle des cypr?s. Christophe ?tait seul et r?vait. Son c?ur ?tait calme. Assis, les mains jointes autour du genou, et le dos appuy? au mur, il regardait le ciel. Ses yeux se ferm?rent, un moment. Comme tout ?tait simple! Il se sentait chez lui, parmi les siens. Il se tenait aupr?s d’eux, la main dans la main. Les heures s’?coulaient. Vers le soir, des pas firent crier le sable des all?es. Le gardien passa, regarda Christophe assis. Christophe lui demanda qui avait mis les fleurs. L’homme r?pondit que la fermi?re de Buir passait, une ou deux fois par an.

– Lorchen? dit Christophe.

Ils caus?rent.

– Vous ?tes le fils, dit l’homme.

– Elle en avait trois, dit Christophe.

– Je parle de celui de Hambourg. Les autres ont mal tourn?.

Christophe, la t?te un peu renvers?e en arri?re, immobile, se taisait. Le soleil descendait.

– Je vais fermer, dit le gardien.

Christophe se leva, et fit lentement avec lui le tour du cimeti?re. Le gardien faisait les honneurs de chez lui. Christophe s’arr?tait pour lire les noms inscrits. Que de gens de sa connaissance il retrouvait l?, r?unis! Le vieux Euler, – son gendre, – plus loin, des camarades d’enfance, de petites filles avec qui il avait jou?, – et l?, un nom qui lui remua le c?ur: Ada… Paix sur tous…

Les flammes du couchant ceinturaient le tranquille horizon. Christophe sortit. Il se promena longtemps encore dans les champs. Les ?toiles s’allumaient…

Le lendemain, il revint et, de nouveau, passa l’apr?s-midi ? sa place de la veille. Mais le beau calme silencieux de la veille s’?tait anim?. Son c?ur chantait un hymne insouciant et heureux. Assis sur la margelle de la tombe, il ?crivit sur ses genoux, au crayon, dans un carnet de notes, le chant qu’il entendait. Le jour ainsi passa. Il lui semblait qu’il travaillait dans sa petite chambre d’autrefois, et que la maman ?tait l?, de l’autre c?t? de la cloison. Quand il eut fini et qu’il fallut partir, – il ?tait d?j? ? quelques pas de la tombe, – il se ravisa, il revint, et enfouit le carnet dans l’herbe, sous le lierre. Quelques gouttes de pluie commen?aient ? tomber. Christophe pensa:

– Il sera vite effac?. Tant mieux!… Pour toi seule. Pour nul autre.

Il revit aussi le fleuve, les rues famili?res, o? tant de choses ?taient chang?es. Aux portes de la ville, sur les promenades des anciens bastions, un petit bois d’acacias qu’il avait vu planter avait conquis la place, ?touffait les vieux arbres. En longeant le mur qui bordait le jardin des De Kerich, il reconnut la borne sur laquelle il grimpait, lorsqu’il ?tait gamin, pour regarder dans le parc; et il fut ?tonn? de voir comme la rue, le mur, le jardin ?taient devenus petits. Devant la grille d’entr?e, il s’arr?ta un moment. Il continuait son chemin, quand une voiture passa. Machinalement, il leva les yeux, et ses yeux rencontr?rent ceux d’une jeune dame, fra?che, grasse, r?jouie, qui l’examinait curieusement. Elle fit une exclamation de surprise. ? son geste, la voiture s’arr?ta. Elle dit:

– Monsieur Krafft!

Il s’arr?ta.

Elle dit en riant:

– Minna…

Il courut ? elle, presque aussi troubl? qu’au jour de la premi?re rencontre [9] . Elle ?tait avec un monsieur, grand, gros, chauve, aux moustaches relev?es d’un air vainqueur, qu’elle pr?senta: «Herr Reichsgerichtsrat von Brombach», – son mari. Elle voulut que Christophe entr?t ? la maison. Il cherchait ? s’excuser. Mais Minna s’exclamait.

– «Non, non, il devait venir, venir d?ner.»

Elle parlait tr?s fort et tr?s vite, et, sans attendre les questions, d?j? racontait sa vie. Christophe, abasourdi par sa volubilit? et par son bruit, n’entendait qu’? moiti?, et il la regardait. C’?tait l? sa petite Minna! Elle ?tait florissante, robuste, rembourr?e de toutes parts, une jolie peau, un teint de rose, mais les traits ?largis, particuli?rement le nez solide et bien nourri. Les gestes, les mani?res, les gentillesses ?taient rest?es les m?mes; mais le volume avait chang?.

Cependant, elle ne cessait de parler: elle racontait ? Christophe les histoires de son pass?, ses histoires intimes, la fa?on dont elle avait aim? son mari et dont son mari l’avait aim?e. Christophe ?tait g?n?. Elle avait un optimisme sans critique, qui lui faisait trouver parfait et sup?rieur aux autres, – (du moins quand elle ?tait en pr?sence des autres,) – sa ville, sa maison, sa famille, et elle-m?me. Elle disait de son mari, et devant lui, qu’il ?tait «l’homme le plus grandiose qu’elle e?t jamais vu», qu’il y avait en lui «une force surhumaine».

«L’homme le plus grandiose» tapotait en riant les joues de Minna, et d?clarait ? Christophe qu’elle ?tait «une femme hautement ?minente». Il semblait que monsieur le Reichsgerichtsrat f?t au courant de la situation de Christophe, et qu’il ne s?t au juste s’il devait le traiter avec ?gards ou sans ?gards, vu sa condamnation d’une part, et, de l’autre, vu l’auguste protection qui le couvrait; il prit le parti de m?langer les deux mani?res. Pour Minna, elle parlait toujours. Quand elle eut abondamment parl? d’elle ? Christophe, elle parla de lui; elle le harcela de questions aussi intimes que l’avaient ?t? les r?ponses aux questions suppos?es, qu’il ne lui avait point faites. Elle ?tait ravie de revoir Christophe; elle ne connaissait rien de sa musique; mais elle savait qu’il ?tait connu; elle ?tait flatt?e qu’il l’e?t aim?e. – (et qu’elle l’e?t refus?). – Elle le lui rappela, en plaisantant, sans beaucoup de d?licatesse. Elle lui demanda son autographe pour son album. Elle l’interrogea avec insistance sur Paris. Elle manifestait pour cette ville autant de curiosit? que de m?pris. Elle pr?tendait la conna?tre, ayant vu les Folies-Berg?re, l’Op?ra, Montmartre et Saint-Cloud. D’apr?s elle, les Parisiennes ?taient des cocottes, de mauvaises m?res, qui avaient le moins possible d’enfants et ne s’en occupaient point, les laissant au logis pour aller au th??tre ou dans les lieux de plaisir. Elle n’admettait point qu’on la contred?t. Au cours de la soir?e, elle voulut que Christophe jou?t un morceau de piano. Elle le trouva charmant. Mais au fond, elle admirait autant le jeu de son mari.

Christophe eut le plaisir de revoir la m?re de Minna, Mme de Kerich. Il avait conserv? pour elle une secr?te tendresse, parce qu’elle avait ?t? bonne pour lui. Elle n’avait rien perdu de sa bont?, et elle ?tait plus naturelle que Minna; mais elle t?moignait toujours ? Christophe cette petite ironie affectueuse qui l’irritait jadis. Elle en ?tait rest?e au point o? il l’avait laiss?e; elle aimait les m?mes choses; et il ne lui semblait pas admissible qu’on p?t faire mieux, ni autrement; elle opposait le Jean-Christophe d’autrefois au Jean-Christophe d’aujourd’hui; et elle le pr?f?rait au premier.

Autour d’elle, personne n’avait chang? d’esprit, que Christophe. L’immobilit? de la petite ville, son ?troitesse d’horizon, lui ?taient p?nibles. Ses h?tes pass?rent une partie de la soir?e ? l’entretenir de comm?rages sur le compte de gens qu’il ne connaissait pas. Ils ?taient ? l’aff?t des ridicules de leurs voisins et ils d?cr?taient ridicule tout ce qui diff?rait d’eux. Cette curiosit? malveillante, perp?tuellement occup?e de riens, finissait par causer ? Christophe un malaise insupportable. Il essaya de parler de sa vie, ? l’?tranger. Mais tout de suite, il se heurta ? l’impossibilit? de leur faire sentir cette civilisation fran?aise, dont il avait souffert, et qui lui devenait ch?re, en ce moment qu’il la repr?sentait dans son propre pays, – ce libre esprit latin, dont la premi?re loi est l’intelligence: comprendre le plus possible, au risque de faire bon march? de la «moralit?». Il retrouvait chez ses h?tes, et surtout chez Minna, cet esprit orgueilleux, qui l’avait bless? autrefois, mais dont il avait perdu le souvenir, – orgueilleux par faiblesse autant que par vertu, – cette honn?tet? sans charit?, fi?re de sa vertu, et m?prisante des d?faillances qu’elle ne pouvait pas conna?tre, le culte du comme-il-faut, le d?dain scandalis? des sup?riorit?s «irr?guli?res». Minna avait une assurance tranquille et sentencieuse d’avoir toujours raison. Aucune nuance dans sa fa?on de juger les autres. Elle ne se souciait pas de les comprendre, elle n’?tait occup?e que d’elle-m?me. Son ?go?sme se badigeonnait d’une vague teinture m?taphysique. Il ?tait constamment question de son «moi», du d?veloppement de son «moi». Elle ?tait peut-?tre une bonne femme, et capable d’aimer. Mais elle s’aimait trop. Surtout, elle se respectait trop. Elle avait l’air de dire perp?tuellement le Pater et l’Ave devant son «moi». On avait le sentiment qu’elle e?t cess? totalement d’aimer, et pour toujours, l’homme qu’elle aimait le mieux, s’il e?t manqu? un seul instant – (l’aurait-il regrett? mille fois, par la suite), – au respect d? envers la dignit? de son «moi»… Au diable ton «moi»! Pense donc un peu au «toi»!…