Cependant, Christophe ne la voyait pas avec des yeux s?v?res. Lui qui ?tait si irritable ? l’ordinaire, il l’?coutait parler avec une patience archang?lique. Il se d?fendait de la juger. Il l’entourait, comme d’une aur?ole, du religieux souvenir de son enfance; et il s’obstinait ? rechercher en elle l’image de la petite Minna. Il n’?tait pas impossible de la reconna?tre en certains de ses gestes; le timbre de sa voix avait certaines sonorit?s qui r?veillaient des ?chos ?mouvants. Il s’absorbait en eux, se taisant, n’?coutant pas les paroles qu’elle disait, ayant l’air d’?couter, ne cessant de lui t?moigner un respect attendri. Mais il avait du mal ? concentrer son esprit: elle faisait trop de bruit, elle l’emp?chait d’entendre Minna. ? la fin, il se leva un peu las:
– Pauvre petite Minna! Ils voudraient me faire croire que tu es l?, dans cette belle grosse personne, qui crie fort et qui m’ennuie. Mais je sais bien que non. Allons-nous-en, Minna. Qu’avons-nous ? faire de ces gens?
Il s’en alla, leur laissant croire qu’il reviendrait le lendemain. S’il avait dit qu’il repartait, le soir, ils ne l’eussent point l?ch? jusqu’? l’heure du train. D?s les premiers pas dans la nuit, il retrouva l’impression de bien-?tre qu’il avait, avant d’avoir rencontr? la voiture. Le souvenir de la soir?e importune s’effa?a, comme d’un coup d’?ponge: il n’en resta plus rien; la voix du Rhin noya tout. Il allait sur le bord, du c?t? de la maison o? il ?tait n?. Il n’eut pas de peine ? la reconna?tre. Les volets ?taient ferm?s; on dormait. Christophe s’arr?ta au milieu de la route; il lui semblait que s’il frappait ? la porte, les fant?mes connus lui ouvriraient. Il p?n?tra dans le pr?, autour de la maison, pr?s du fleuve, ? l’endroit o? il allait causer jadis avec Gottfried, le soir. Il s’assit. Et les jours pass?s rev?curent. Et la ch?re petite fille qui avait bu avec lui le r?ve du premier amour ?tait ressuscit?e. Ils revivaient ensemble la jeune tendresse, et ses douces larmes et ses espoirs infinis. Et il se dit, avec un sourire de bonhomie:
– La vie ne m’a rien appris. J’ai beau savoir… j’ai beau savoir… J’ai toujours les m?mes illusions.
Qu’il est bon d’aimer et de croire intarissablement! Tout ce que touche l’amour est sauv? de la mort.
– Minna, qui es avec moi, – avec moi, pas avec l’autre… Minna qui ne vieilliras jamais!…
La lune, voil?e, sortit des nuages, et sur le dos du fleuve fit luire des ?cailles d’argent. Christophe eut l’impression que le fleuve ne passait pas jadis aussi pr?s du tertre o? il ?tait assis. Il s’approcha. Oui, il y avait l? nagu?re, au del? de ce poirier, une langue de sable, une petite pente gazonn?e, o? il avait jou? bien des fois. Le fleuve les avait rong?es; il avan?ait, l?chant les racines du poirier. Christophe eut un serrement de c?ur. Il revint vers la gare. De ce c?t?, un nouveau quartier, – maisons pauvres, chantiers en construction, grandes chemin?es d’usines, – commen?ait ? s’?lever. Christophe songea au bois d’acacias qu’il avait vu, dans l’apr?s-midi, et il pensa:
– L? aussi, le fleuve ronge…
La vieille ville, endormie dans l’ombre, avec tout ce qu’elle renfermait, vivants et morts, lui fut plus ch?re encore car il la sentit menac?e…
Hostis habet muros…
Vite, sauvons les n?tres! La mort guette tout ce que nous aimons. H?tons-nous de graver le visage qui passe, sur le bronze ?ternel. Arrachons aux flammes le tr?sor de la patrie, avant que l’incendie d?vore le palais de Priam…
Christophe monta dans le train, qui partit, comme un homme qui fuit devant l’inondation. Mais pareils ? ceux-l? qui sauvaient du naufrage de leur ville les dieux de la cit?, Christophe emportait en lui l’?tincelle d’amour qui avait jailli de sa terre, et l’?me sacr?e du pass?.
Jacqueline et Olivier s’?taient rapproch?s, pour un temps. Jacqueline avait perdu son p?re. Cette mort l’avait profond?ment remu?e. En pr?sence du malheur v?ritable, elle sentit la mis?rable niaiserie des autres douleurs; et la tendresse que lui t?moignait Olivier ranima son affection pour lui. Elle se trouvait ramen?e, de quelques ann?es en arri?re, aux tristes jours qui avaient suivi la mort de la tante Marthe, et qui avaient ?t? suivis des jours b?nis d’amour. Elle se disait qu’elle ?tait ingrate envers la vie et qu’il fallait lui savoir gr? de ne pas vous prendre le peu qu’elle vous avait donn?. Ce peu, dont le prix lui ?tait r?v?l?, elle le serrait jalousement contre elle. Un ?loignement momentan? de Paris, que le m?decin avait prescrit pour la distraire de son deuil, un voyage qu’elle fit avec Olivier, une sorte de p?lerinage aux lieux o? ils s’?taient aim?s pendant la premi?re ann?e de leur mariage, acheva de l’attendrir. Dans la m?lancolie de retrouver, au d?tour du chemin, la ch?re figure de l’amour, qu’on croyait disparu, et de la voir passer, et de savoir qu’elle dispara?trait de nouveau, – pour combien de temps? pour toujours, peut-?tre? – ils l’?treignaient avec une passion d?sesp?r?e…
– Reste, reste avec nous!
Mais ils savaient bien qu’ils allaient le perdre…
Quand Jacqueline revint ? Paris, elle sentait tressaillir dans son corps une petite vie nouvelle, allum?e par l’amour. Mais l’amour ?tait d?j? pass?. Le fardeau qui s’appesantissait en elle ne la rattachait pas ? Olivier. Elle n’en ?prouvait point la joie qu’elle attendait. Elle s’interrogeait avec inqui?tude. Nagu?re, quand elle se tourmentait, souvent elle avait pens? que la venue d’un petit enfant serait le salut pour elle. Le petit enfant ?tait l?, le salut n’?tait pas venu. Cette plante humaine qui enfon?ait ses racines dans sa chair, elle la sentait avec effroi pousser, boire son sang. Elle restait des journ?es, absorb?e, ?coutant, le regard perdu, tout son ?tre aspir? par l’?tre inconnu qui avait pris possession d’elle. C’?tait un bourdonnement vague, doux, endormant, angoissant. Elle se r?veillait en sursauts de cette torpeur, – moite de sueur, frissonnante, avec un ?clair de r?volte. Elle se d?battait contre le filet o? la nature l’avait prise. Elle voulait vivre, elle voulait ?tre libre, il lui semblait que la nature l’avait dup?e. Puis, elle avait honte de ces pens?es, elle se trouvait monstrueuse, elle se demandait si elle ?tait donc plus mauvaise, ou autrement faite que les autres femmes. Et peu ? peu, elle s’apaisait de nouveau, engourdie comme un arbre, dans la s?ve et le r?ve du fruit vivant qui m?rissait en ses entrailles. Qu’allait-il ?tre?…
Lorsqu’elle entendit son premier cri ? la lumi?re, lorsqu’elle vit ce petit corps pitoyable et touchant, tout son c?ur se fondit. Elle connut, en une minute d’?blouissement, cette glorieuse joie de la maternit?, la plus puissante qui soit au monde: avoir cr?? de sa souffrance un ?tre de sa chair, un homme. Et la grande vague d’amour qui remue l’univers l’?treignit de la t?te aux pieds, la roula, la souleva jusqu’aux cieux… ? Dieu, la femme qui cr?e est ton ?gale; et tu ne connais pas une joie pareille ? la sienne: car tu n’as pas souffert…
Puis, la vague retomba; et l’?me retoucha le fond.
Olivier, tremblant d’?motion, se penchait sur l’enfant; et, souriant ? Jacqueline, il t?chait de comprendre quel lien de vie myst?rieux il y avait entre eux deux et cet ?tre mis?rable encore ? peine humain. Tendrement, avec un peu de d?go?t, il effleura de ses l?vres cette petite t?te jaune et rid?e. Jacqueline le regardait: jalousement, elle le repoussa; elle saisit l’enfant, et le serra contre son sein, elle le couvrit de baisers. L’enfant cria, elle le rendit; et, la t?te tourn?e contre le mur, elle pleura; Olivier vint vers elle, l’embrassa, but ses larmes; elle l’embrassa aussi, et se for?a ? sourire; puis, elle demanda qu’on la laiss?t se reposer, avec l’enfant pr?s d’elle… H?las! qu’y faire, lorsque l’amour est mort? L’homme, qui livre ? l’intelligence plus de la moiti? de soi-m?me, ne perd jamais un sentiment fort, sans en conserver dans son cerveau une trace, une id?e. Il peut ne plus aimer, il ne peut pas oublier qu’il a aim?. Mais la femme qui a aim?, sans raison, tout enti?re, et qui cesse d’aimer, sans raison, tout enti?re, qu’y peut-elle? Vouloir? Se faire illusion? Et quand elle est trop faible pour vouloir, trop vraie pour se faire illusion?…
Jacqueline, accoud?e sur son lit, regardait l’enfant avec une tendre piti?. Qu’?tait-il? Quel qu’il f?t, il n’?tait pas d’elle tout entier. Il ?tait aussi «l’autre». Et «l’autre», elle ne l’aimait plus. Pauvre petit! Cher petit! Elle s’irritait contre cet ?tre qui voulait la rattacher ? un pass? mort; et, se penchant sur lui, elle l’embrassait, elle l’embrassait…