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Mais Jacqueline ?tait une folle: non seulement elle ?tait capable de faire ce qu’elle disait, mais de dire ce qu’elle faisait. Elle apportait ? ses folies une absence de calculs, un d?sint?ressement absolu. Elle avait ce dangereux m?rite d’?tre toujours franche avec elle-m?me et de ne pas reculer devant les cons?quences de ses actes. Elle valait mieux que les autres de son monde: c’est pourquoi elle faisait pis. Quand elle aima, quand elle con?ut l’id?e de l’adult?re, elle s’y jeta ? corps perdu, avec une franchise d?sesp?r?e.

*

Mme Arnaud ?tait seule, chez elle, et tricotait, avec la tranquillit? fi?vreuse que P?n?lope devait mettre ? son fameux ouvrage. Comme P?n?lope, elle attendait son mari. M. Arnaud passait des journ?es enti?res hors de chez lui. Il avait classe, le matin et le soir. En g?n?ral, il revenait d?jeuner, bien qu’il tra?n?t la jambe et que le lyc?e f?t ? l’autre bout de Paris: il s’obligeait ? cette longue course, moins par affection, ou par ?conomie, que par habitude. Mais certains jours, il ?tait retenu par des r?p?titions; ou bien il profitait de ce qu’il ?tait dans le quartier, pour travailler dans une biblioth?que. Lucile Arnaud demeurait seule dans l’appartement vide. ? l’exception de la femme de m?nage qui venait, de huit ? dix heures, faire le gros ouvrage, et des fournisseurs qui, le matin, cherchaient et apportaient les commandes, personne ne sonnait ? la porte. Dans la maison, elle ne connaissait plus personne. Christophe avait d?m?nag?, et de nouveaux venus s’?taient install?s dans le jardin aux lilas. C?line Chabran avait ?pous? Augustin Elsberger. ?lie Elsberger ?tait parti avec sa famille; on l’avait charg?, en Espagne, de l’exploitation d’une mine. Le vieux Weil avait perdu sa femme, et n’habitait presque jamais son appartement de Paris. Seuls, Christophe et son amie C?line avaient conserv? leurs relations avec Lucile Arnaud; mais ils habitaient loin, et, pris par un labeur fatigant, ils restaient des semaines sans venir la voir. Elle ne devait compter que sur elle.

Elle ne s’ennuyait point. Il lui suffisait de peu pour nourrir son int?r?t. La moindre t?che journali?re. Une toute petite plante, dont elle nettoyait avec des soins maternels le plumage fr?le, chaque matin. Son tranquille chat gris, qui avait fini par prendre un peu de ses mani?res, comme font les animaux domestiques qu’on aime bien: il passait la journ?e, comme elle, au coin du feu, ou sur sa table aupr?s de la lampe, surveillant ses doigts qui travaillaient, et parfois levant vers elle ses ?tranges prunelles qui l’observaient un moment, puis s’?teignaient indiff?rentes. Les meubles m?me lui tenaient compagnie. Chacun d’eux ?tait une figure famili?re. Elle avait un plaisir enfantin ? leur faire la toilette, ? essuyer doucement la poussi?re qui s’?tait attach?e ? leurs flancs, ? les replacer avec mille ?gards dans leur coin habituel. Elle tenait avec eux un entretien silencieux. Elle souriait au beau meuble ancien, le seul qu’elle poss?d?t, un fin bureau ? cylindre Louis XVI. Elle ?prouvait, chaque jour, la m?me joie ? le voir. Elle n’?tait pas moins occup?e ? faire la revue de son linge: elle passait des heures debout sur une chaise, la t?te et les bras enfonc?s dans la grande armoire paysanne, regardant et rangeant, tandis que le chat, intrigu?, des heures la regardait.

Mais le bonheur ?tait quand, les affaires finies, apr?s avoir d?jeun? seule, Dieu sait comment – (elle n’avait pas grand app?tit), – apr?s avoir fait dehors les courses indispensables, sa journ?e termin?e, elle rentrait vers quatre heures, et s’installait ? sa fen?tre, ou pr?s du feu, avec son ouvrage et son minet. Parfois, elle trouvait un pr?texte pour ne pas sortir du tout; elle ?tait heureuse quand elle pouvait rester enferm?e, surtout l’hiver, lorsqu’il neigeait. Elle avait horreur du froid, du vent, de la boue, de la pluie, ?tant elle aussi une petite chatte tr?s propre, d?licate et douillette. Elle e?t mieux aim? ne pas manger que sortir pour chercher son d?jeuner, quand par hasard les fournisseurs l’oubliaient. En ce cas, elle grignotait une tablette de chocolat, ou un fruit du buffet. Elle se gardait bien de le dire ? Arnaud. C’?taient l? ses escapades. Alors, pendant ces journ?es de lumi?re ? demi-?teinte, et quelquefois aussi pendant de beaux jours ensoleill?s, – (au dehors, le ciel bleu resplendissait, le bruit de la rue bourdonnait autour de l’appartement dans le silence et l’ombre: c’?tait comme un mirage qui enveloppait l’?me), – install?e dans son coin pr?f?r?, son tabouret sous les pieds, son tricot dans les mains, elle s’absorbait, immobile, tandis que ses doigts marchaient. Elle avait pr?s d’elle un de ses livres aim?s. Un de ces humbles volumes ? couverture rouge, une traduction de romans anglais. Elle lisait tr?s peu, ? peine un chapitre par jour; et le volume, sur ses genoux, restait longtemps ouvert ? la m?me page, ou m?me ne s’ouvrait point; elle le connaissait d?j?; elle le r?vait. Ainsi, les longs romans de Dickens et de Thackeray se prolongeaient pendant des semaines, dont sa r?verie faisait des ann?es. Ils la ber?aient de leur tendresse. Les gens d’aujourd’hui, qui lisent vite et mal, ne savent plus la force merveilleuse qui rayonne des livres que l’on boit lentement. Mme Arnaud n’avait aucun doute que la vie de ces ?tres de romans ne f?t aussi r?elle que la sienne. Il en ?tait ? qui elle e?t voulu se d?vouer: la tendre jalouse lady Castlewood, l’amoureuse silencieuse, au c?ur maternel et virginal, lui ?tait une s?ur; le petit Dombey ?tait son cher petit gar?on; elle ?tait Dora, la femme-enfant, qui va mourir; elle tendait les bras vers ces ?mes d’enfants, qui traversent le monde avec des yeux braves et purs; autour d’elle, passait un cort?ge d’aimables gueux et d’originaux inoffensifs, poursuivant leurs chim?res ridicules et touchantes, – et ? leur t?te, l’affectueux g?nie du bon Dickens, riant et pleurant ? ses r?ves. ? ces moments, quand elle regardait par la fen?tre, elle reconnaissait parmi les passants telle silhouette ch?rie ou redout?e du monde imaginaire. Derri?re les murs des maisons, elle devinait les m?mes vies. Si elle n’aimait pas ? sortir, c’?tait qu’elle avait peur de ce monde, plein de myst?res. Elle apercevait autour d’elle des drames qui se cachent, des com?dies qui se jouent. Ce n’?tait pas toujours une illusion. Dans son isolement, elle ?tait parvenue ? ce don d’intuition mystique, qui fait voir dans les regards qui passent bien des secrets de leur vie d’hier et de demain, qu’ils ignorent souvent. Elle m?lait ? ces visions v?ridiques des souvenirs romanesques, qui les d?formaient. Elle se sentait noy?e dans cet immense univers. Il lui fallait rentrer chez elle, pour reprendre pied.

Mais qu’avait-elle besoin de lire ou de voir les autres? Elle n’avait qu’? regarder en elle. Cette existence p?le, ?teinte – vue du dehors, – comme elle s’illuminait, du dedans! Quelle vie pleine! Que de souvenirs, de tr?sors, dont nul ne soup?onnait l’existence!… Avaient-ils jamais eu quelque r?alit?? – Sans doute, ils ?taient r?els, puisqu’ils l’?taient pour elle… ? pauvres vies, que transfigure la baguette magique du r?ve!

Mme Arnaud remontait le cours des ann?es, jusqu’? sa petite enfance; chacune des gr?les fleurettes de ses espoirs ?vanouis refleurissait en silence… Premier amour d’enfant pour une jeune fille, dont le charme l’avait fascin?e d?s le premier regard; elle l’aimait, comme on aime d’amour, quand on est infiniment pur; elle e?t voulu baiser ses pieds, ?tre sa fille, se marier avec elle: l’idole s’?tait mari?e, n’avait pas ?t? heureuse, avait eu un enfant qui ?tait mort, ?tait morte… Autre amour, vers douze ans, pour une fillette de son ?ge qui la tyrannisait, une blondine endiabl?e, rieuse, autoritaire, qui s’amusait ? la faire pleurer et qui ensuite la couvrait de baisers; elles formaient ensemble mille projets romanesques pour l’avenir: celle-l? s’?tait faite Carm?lite, brusquement, sans que l’on s?t pourquoi; on la disait heureuse… Puis, une grande passion pour un homme beaucoup plus ?g?. De cette passion, personne n’avait rien su, pas m?me celui qui en ?tait l’objet. Elle y avait d?pens? une ardeur de d?vouement, des tr?sors de tendresse… Puis, une autre passion: on l’aimait, cette fois. Mais par une timidit? singuli?re, une d?fiance de soi, elle n’avait pas os? croire qu’on l’aim?t, laiss? voir qu’elle aimait. Et le bonheur avait pass?, sans qu’elle l’e?t saisi… Puis… Mais que sert de conter aux autres ce qui n’a de sens que pour soi! Tant de menus faits, qui avaient pris une signification profonde: une attention d’ami; un gentil mot d’Olivier, dit sans qu’il y pr?t garde; les bonnes visites de Christophe et le monde enchant? qu’?voquait sa musique; un regard d’inconnu: oui, m?me, chez cette excellente femme, honn?te et pure, des infid?lit?s involontaires de pens?e qui la troublaient et dont elle rougissait, qu’elle ?cartait faiblement, et qui lui faisaient tout de m?me, – ?tant si innocente, – un peu de soleil au c?ur… Elle aimait bien son mari, quoiqu’il ne f?t pas tout ? fait celui qu’elle r?vait. Mais il ?tait bon; et un jour qu’il lui avait dit:

– Ma ch?re femme, tu ne sais pas tout ce que tu es pour moi. Tu es toute ma vie…

Son c?ur s’?tait fondu; et, ce jour-l?, elle s’?tait sentie unie ? lui, tout enti?re, pour toujours. Chaque ann?e les avait attach?s plus ?troitement l’un ? l’autre. R?ves de travaux, de voyages, d’enfants. Qu’en ?tait-il advenu?… H?las!… Mme Arnaud les r?vait encore. Il y avait un petit enfant, auquel elle avait si souvent, si profond?ment song?, qu’elle le connaissait presque comme s’il ?tait l?. Elle y avait travaill?, des ann?es, sans cesse l’embellissant de ce qu’elle voyait de plus beau, de ce qu’elle aimait de plus cher… Silence!…