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C’?tait tout. C’?taient des mondes. Comment de trag?dies ignor?es, m?me des plus intimes, au fond des vies les plus calmes, les plus m?diocres en apparence! Et la plus tragique: – qu’il ne se passe rien dans ces vies d’espoirs, qui crient d?sesp?r?ment vers ce qui est leur droit, leur bien promis par la nature, et refus?, – qui se d?vorent dans une angoisse passionn?e, – et qui n’en montrent rien au dehors!

Mme Arnaud, pour son bonheur, n’?tait pas occup?e que d’elle-m?me. Sa vie ne remplissait qu’une part de ses r?veries. Elle vivait aussi la vie de ceux qu’elle connaissait, ou qu’elle avait connus, elle se mettait ? leur place, elle pensait ? Christophe, ? son amie C?cile. Elle y pensait aujourd’hui. Les deux femmes s’?taient prises d’affection l’une pour l’autre. Chose curieuse, des deux c’?tait la robuste C?cile qui avait besoin de s’appuyer sur la fragile Mme Arnaud. Au fond, cette grande fille joyeuse et bien portante ?tait moins forte qu’elle n’en avait l’air. Elle passait par une crise. Les c?urs les plus tranquilles ne sont pas ? l’abri des surprises. Un sentiment tr?s tendre s’?tait insinu? en elle; elle ne voulait point le reconna?tre d’abord; mais il avait grandi jusqu’? ce qu’elle f?t forc?e d’en convenir: – elle aimait Olivier. Les mani?res douces et affectueuses du jeune homme, le charme un peu f?minin de sa personne, ce qu’il avait de faible et de livr?, tout de suite l’avaient attir?e: – (une nature maternelle aime qui a besoin d’elle). – Ce qu’elle avait ensuite appris des chagrins du m?nage lui avait inspir? pour Olivier une piti? dangereuse. Sans doute, ces raisons n’eussent pas suffi. Qui peut dire pourquoi un ?tre s’?prend d’un autre? Ni l’un ni l’autre n’y est pour rien, souvent; c’est l’heure: elle livre par surprise un c?ur qui n’est point sur ses gardes ? la premi?re affection qui se trouve sur son chemin. – D?s le moment qu’elle ne put en douter, C?cile s’effor?a courageusement d’arracher l’aiguillon d’un amour qu’elle jugeait coupable et absurde; elle se fit souffrir longtemps et elle ne gu?rit point. Personne ne s’en f?t dout?: elle mettait sa vaillance ? avoir l’air heureuse. Mme Arnaud ?tait seule ? savoir ce qu’il lui en co?tait. C?cile venait poser sa t?te ? la nuque robuste sur la mince poitrine de Mme Arnaud. Elle versait quelques larmes en silence, elle l’embrassait, et puis elle s’en allait en riant. Elle avait une adoration pour cette fr?le amie, en qui elle sentait une ?nergie morale et une foi sup?rieure ? la sienne. Elle ne se confiait pas. Mais Mme Arnaud savait deviner ? demi-mot. Le monde lui semblait un malentendu m?lancolique. Impossible de le r?soudre. On ne peut que l’aimer, avoir piti?, r?ver.

Et quand la ruche des r?ves bourdonnait trop en elle, quand la t?te lui tournait, elle allait ? son piano, et laissait ses mains fr?ler les touches, au hasard, ? voix basse, pour envelopper de la lumi?re apais?e des sons le mirage de la vie…

Mais la brave petite femme n’oubliait pas l’heure des devoirs journaliers; et quand Arnaud rentrait, il trouvait la lampe allum?e, le souper pr?t, et la figure p?lotte et souriante de sa femme qui l’attendait. Et il ne se doutait point de ses voyages qu’elle avait faits.

Le difficile avait ?t? de maintenir ensemble, sans heurts, les deux vies: la vie quotidienne, et l’autre, la grande vie de l’esprit, aux horizons lointains. Ce ne fut pas toujours ais?. Heureusement, Arnaud vivait, lui aussi, une vie en partie imaginaire, dans les livres, les ?uvres d’art, dont le feu ?ternel entretenait la flamme tremblante de son ?me. Mais il ?tait, ces derni?res ann?es, de plus en plus pr?occup? par les petits tracas de sa profession, les injustices, les passe-droits, les ennuis avec ses coll?gues ou avec ses ?l?ves; il ?tait aigri; il commen?ait ? parler de politique, ? d?blat?rer contre le gouvernement et contre les Juifs; il rendait Dreyfus responsable de ses m?comptes universitaires. Son humeur chagrine se communiqua un peu ? Mme Arnaud. Elle approchait de la quarantaine. Elle passait par un ?ge, o? sa force vitale ?tait troubl?e, cherchait son ?quilibre. Il se fit dans sa pens?e de grandes d?chirures. Pendant un temps, ils perdirent l’un et l’autre toute raison d’exister: car ils n’avaient plus o? attacher leur toile d’araign?e. Si faible que soit le support de r?alit?, il en faut un au r?ve. Tout support leur manquait. Ils ne trouvaient plus ? s’appuyer l’un sur l’autre. Au lieu de l’aider, il s’accrochait ? elle. Et elle se rendait compte qu’elle ne suffisait pas ? le soutenir: alors, elle ne pouvait plus se soutenir elle-m?me. Seul, un miracle ?tait capable de la sauver. Elle l’appelait…

Il vint des profondeurs de l’?me. Mme Arnaud sentit sourdre de son c?ur solitaire le besoin sublime et absurde de cr?er malgr? tout, malgr? tout de tisser sa toile ? travers l’espace, pour la joie de tisser, s’en remettant au vent, au souffle de Dieu, de la porter l? o? elle devait aller. Et le souffle de Dieu la rattacha ? la vie, lui trouva des appuis invisibles. Alors, le mari et la femme recommenc?rent tous deux de filer patiemment la magnifique et vaine toile de leurs songes, faite du plus pur de leur sang.

*

Mme Arnaud ?tait seule, chez elle… Le soir venait.

La sonnette de la porte retentit. Mme Arnaud, r?veill?e de sa songerie avant l’heure habituelle, tressaillit. Elle rangea soigneusement son ouvrage, et alla ouvrir. Christophe entre. Il ?tait tr?s ?mu. Elle lui prit affectueusement les mains.

– Qu’avez-vous, mon ami? demanda-t-elle.

– Ah! dit-il, Olivier est revenu.

– Revenu?

– Ce matin, il est arriv?, il m’a dit: «Christophe, viens ? mon secours!» Je l’ai embrass?. Il pleurait. Il m’a dit: «Je n’ai plus que toi. Elle est partie.»

Mme Arnaud, saisie, joignit les mains, et dit:

– Les malheureux!

– Elle est partie, r?p?ta Christophe. Partie avec son amant.

– Et son enfant? demanda Mme Arnaud.

– Mari, enfant, elle a tout laiss?.

– La malheureuse! redit Mme Arnaud.

– Il l’aimait, dit Christophe, il l’aimait uniquement. Il ne se rel?vera pas de ce coup. Il me r?p?te: «Christophe, elle m’a trahi… ma meilleure amie m’a trahi.» J’ai beau lui dire: «Puisqu’elle t’a trahi, c’est qu’elle n’?tait pas ton amie. Elle est ton ennemie. Oublie-la, ou tue-la!

– Oh! Christophe, que dites-vous! c’est horrible!

– Oui, je sais, cela vous para?t ? tous une barbarie pr?historique: tuer! Il faut entendre votre joli monde parisien protester contre les instincts de brute qui poussent le m?le ? tuer sa femelle qui le trompe, et pr?cher l’indulgente raison! Les bons ap?tres! Il est beau de voir s’indigner contre le retour ? l’animalit? ce troupeau de chiens m?l?s. Apr?s avoir outrag? la vie, apr?s lui avoir enlev? tout son prix, ils l’entourent d’un culte religieux… Quoi! cette vie sans c?ur et sans honneur, cette mati?re, un battement de sang dans un morceau de chair, voil? ce qui leur semble digne de respect! Ils n’ont pas assez d’?gards pour cette viande de boucherie, c’est un crime d’y toucher. Tuez l’?me, si vous voulez, mais le corps est sacr?…

– Les assassins de l’?me sont les pires assassins; mais le crime n’excuse pas le crime, et vous le savez bien.

– Je le sais, mon amie. Vous avez raison. Je ne pense pas ce que je dis… Qui sait! Je le ferais, peut-?tre.

– Non, vous vous calomniez. Vous ?tes bon.

– Quand la passion me tient, je suis cruel comme les autres. Voyez comme je viens de m’emporter!… Mais lorsqu’on voit pleurer un ami qu’on aime, comment ne pas ha?r qui le fait pleurer? Et sera-t-on jamais trop s?v?re pour une mis?rable qui abandonne son enfant pour courir apr?s un amant?

– Ne parlez pas ainsi, Christophe. Vous ne savez pas.

– Quoi! vous la d?fendez?

– Je la plains.

– Je plains ceux qui souffrent. Je ne plains pas ceux qui font souffrir.

– Eh! croyez-vous qu’elle n’ait pas souffert, elle aussi? Croyez-vous que ce soit de gaiet? de c?ur qu’elle ait abandonn? son enfant, et d?truit sa vie? Car sa vie aussi est d?truite. Je la connais bien peu, Christophe. Je ne l’ai vue que deux fois, et seulement en passant; elle ne m’a rien dit d’amical, elle n’avait pas de sympathie pour moi. Et pourtant je la connais mieux que vous. Je suis s?re qu’elle n’est pas mauvaise. Pauvre petite! Je devine ce qui a pu se passer en elle…

– Vous, mon amie, dont la vie est si digne, si raisonnable!…

– Moi, Christophe. Oui, vous ne savez pas, vous ?tes bon, mais vous ?tes un homme, un homme dur, comme tous les hommes, malgr? votre bont?, – un homme durement ferm? ? tout ce qui n’est pas vous. Vous ne vous doutez pas de celles qui vivent aupr?s de vous. Vous les aimez, ? votre fa?on; mais vous ne vous inqui?tez pas de les comprendre. Vous ?tes si facilement satisfaits de vous-m?mes! Vous ?tes persuad?s que vous nous connaissez… H?las! Si vous saviez quelle souffrance c’est parfois pour nous de voir, non que vous ne nous aimez point, mais comment vous nous aimez, et que voil? ce que nous sommes pour ceux qui nous aiment le mieux! Il y a des moments, Christophe, o? nous nous enfon?ons les ongles dans la paume pour ne pas crier: «Oh! ne nous aimez pas, ne nous aimez pas! Tout, plut?t que de nous aimer ainsi!»… Connaissez-vous cette parole d’un po?te: «M?me dans sa maison, au milieu de ses enfants, la femme, entour?e d’honneurs simul?s, endure un m?pris mille fois plus lourd que les pires mis?res»? Pensez ? cela, Christophe…