– Ce que vous dites me bouleverse. Je ne comprends pas bien. Mais ce que j’entrevois… Alors, vous-m?me…
– J’ai connu ces tourments.
– Est-ce possible?… N’importe! Vous ne me ferez pas croire que vous eussiez jamais agi comme cette femme.
– Je n’ai pas d’enfant, Christophe. Je ne sais pas ce que j’aurais fait, ? sa place.
– Non, cela ne se peut pas, j’ai foi en vous, je vous respecte trop, je jure que cela ne se peut pas.
– Ne jurez pas! J’ai ?t? bien pr?s de faire comme elle… J’ai de la peine de d?truire la bonne id?e que vous avez de moi. Mais il faut que vous appreniez un peu ? nous conna?tre, si vous ne voulez pas ?tre injuste. – Oui, j’ai ?t? ? deux doigts d’une folie pareille. Et si je ne l’ai point faite, vous y ?tes pour quelque chose. Il y a de cela deux ans. J’?tais dans une p?riode de tristesse qui me rongeait. Je me disais que je ne servais ? rien, que personne ne tenait ? moi, que personne n’avait besoin de moi, que mon mari aurait pu se passer de moi, que c’?tait pour rien que j’avais v?cu… J’?tais sur le point de me sauver, de faire Dieu sait quoi! Je suis mont?e chez vous… Est-ce que vous vous souvenez?… Vous n’avez pas compris pourquoi je venais. Je venais vous faire mes adieux… Et puis, je ne sais pas ce qui s’est pass?, je ne sais pas ce que vous m’avez dit, je ne me rappelle plus exactement… mais je sais qu’il y a certains mots de vous… (vous ne vous doutiez pas…)… ils m’ont ?t? une lumi?re… il suffisait de la moindre chose, ? ce moment, pour me perdre ou me sauver… Quand je suis sortie de chez vous, je suis rentr?e chez moi, je me suis enferm?e, j’ai pleur? tout le jour… Et apr?s, c’?tait bien: la crise ?tait pass?e.
– Et aujourd’hui, demanda Christophe, vous le regrettez?
– Aujourd’hui? dit-elle! Ah! si j’avais fait cette folie, je serais au fond de la Seine. Je n’aurais pu supporter cette honte, et le mal que j’aurais fait ? mon pauvre homme.
– Alors vous ?tes heureuse?
– Oui, autant qu’on peut ?tre heureux, en cette vie. C’est une chose si rare, d’?tre deux qui se comprennent, qui s’estiment, qui savent qu’ils sont s?rs l’un de l’autre, non par une simple croyance d’amour qui est souvent une illusion, mais par l’exp?rience d’ann?es pass?es ensemble, d’ann?es grises, m?diocres, m?me avec – surtout avec le souvenir de ces dangers que l’on a surmont?s. ? mesure que l’on vieillit, cela devient meilleur.
Elle se tut, et brusquement rougit.
– Mon Dieu, comment ai-je pu raconter?… Qu’est-ce que j’ai fait?… Oubliez, Christophe, je vous en prie! Personne ne doit savoir…
– Ne craignez rien, dit Christophe, en lui serrant la main. C’est une chose sacr?e.
Mme Arnaud, malheureuse d’avoir parl?, se d?tourna un moment. Puis, elle dit:
– Je n’aurai pas d? vous raconter… Mais voyez-vous, c’?tait pour vous montrer que m?me dans les m?nages les plus unis, m?me chez les femmes… que vous estimez, Christophe… il y a de ces heures, non pas seulement d’aberration, comme vous dites, mais de souffrance r?elle, intol?rable, qui peuvent conduire ? des folies et d?truire toute une vie, voire deux. Il ne faut pas ?tre trop s?v?re. On se fait bien souffrir, m?me quand on s’aime le mieux.
– Faut-il donc vivre seuls, chacun de son c?t??
– C’est encore pis pour nous. La vie de la femme qui doit vivre seule, lutter comme l’homme (et souvent contre l’homme), est quelque chose d’affreux, dans une soci?t? qui n’est pas faite ? cette id?e, et qui y est, en grande partie, hostile…
Elle resta silencieuse, le corps l?g?rement pench? en avant, les yeux fix?s sur la flamme du foyer; puis, elle reprit doucement, de sa voix un peu voil?e, qui h?sitait par instants, s’arr?tait, puis continuait son chemin:
– Pourtant, ce n’est pas notre faute: quand une femme vit ainsi, ce n’est pas par caprice, c’est qu’elle y est forc?e; elle doit gagner son pain et apprendre ? se passer de l’homme, puisqu’il ne veut pas d’elle quand elle est pauvre. Elle est condamn?e ? la solitude, sans en avoir aucun des b?n?fices: car, chez nous, elle ne peut, comme l’homme, jouir de son ind?pendance, le plus innocemment, sans ?veiller le scandale: tout lui est interdit. – J’ai une petite amie, professeur dans un lyc?e de province. Elle serait enferm?e dans une ge?le sans air qu’elle ne serait pas plus seule et plus ?touff?e. La bourgeoisie ferme ses portes ? ces femmes qui s’efforcent de vivre en travaillant; elle affiche pour elles un d?dain soup?onneux; la malveillance guette leurs moindres d?marches. Leurs coll?gues du lyc?e de gar?ons les tiennent ? l’?cart, soit parce qu’ils ont peur des cancans de la ville, soit par hostilit? secr?te, ou par sauvagerie, l’habitude du caf?, des conversations d?braill?es, la fatigue apr?s le travail du jour, le d?go?t, par sati?t?, des femmes intellectuelles. Elles-m?mes, elles ne peuvent plus se supporter, surtout si elles sont forc?es de loger ensemble, au coll?ge. La directrice est souvent la moins capable de comprendre les jeunes ?mes affectueuses, que d?couragent les premi?res ann?es de ce m?tier aride et cette solitude inhumaine; elle les laisse agoniser en secret, sans chercher ? les aider; elle trouve qu’elles sont des orgueilleuses. Nul ne s’int?resse ? elles. Leur manque de fortune et de relations les emp?che de se marier. La quantit? de leurs heures de travail les emp?che de se cr?er une vie intellectuelle qui les attache et les console. Quand une telle existence n’est pas soutenue par un sentiment religieux ou moral exceptionnel, – (je dirai m?me, anormal, maladif: car il n’est pas naturel de se sacrifier totalement), – c’est une mort vivante… – ? d?faut du travail de l’esprit, la charit? offre-t-elle plus de ressources aux femmes? Que de d?boires elle r?serve ? celles qui ont une ?me trop sinc?re pour se satisfaire de la charit? officielle ou mondaine, des parlotes philanthropiques, de ce m?lange odieux de frivolit?, de bienfaisance et de bureaucratie, de cette fa?on de jouer avec la mis?re, entre deux flirts, en papotant! Quand l’une d’elles, ?c?ur?e, a l’incroyable audace de se risquer seule au milieu de cette mis?re qu’elle ne conna?t que par ou?-dire, quelle vision pour elle! presque impossible ? supporter! C’est un enfer. Que peut-elle pour y venir en aide? Elle s’est noy?e dans cet oc?an d’infortunes. Elle lutte cependant, elle s’efforce de sauver quelques-uns de ces malheureux, elle s’?puise pour eux, elle se noie avec eux. Trop heureuse, si elle a r?ussi ? en sauver un ou deux! Mais elle, qui la sauvera? Qui s’inqui?te de la sauver? Car elle souffre, elle aussi, de la souffrance des autres et de la sienne; ? mesure qu’elle donne sa foi, elle en a moins pour elle; toutes ces mis?res s’accrochent ? elle; et elle n’a rien ? quoi se tenir. Personne ne lui tend la main. Et parfois, on lui jette la pierre… Vous avez connu, Christophe, cette femme admirable [10] qui s’?tait donn?e ? l’?uvre de charit? la plus humble et la plus m?ritoire: elle recueillait chez elle les prostitu?es des rues qui viennent d’accoucher, les malheureuses filles dont l’Assistance publique ne veut pas, ou qui ont peur de l’Assistance publique; elle s’effor?ait de les gu?rir physiquement et moralement, de les garder avec leurs enfants, de r?veiller chez elles le sentiment maternel, de leur refaire un foyer, une vie de travail honn?te. Elle n’avait pas trop de toutes ses forces pour cette t?che sombre, pleine de d?boires et d’amertume, – (on en sauve si peu, si peu veulent ?tre sauv?es! Et tous ces petits enfants qui meurent! Ces innocents, condamn?s en naissant!…) – Cette femme qui avait pris sur elle toute la douleur des autres, cette innocente qui expiait volontairement le crime de l’?go?sme humain, – comment croyez-vous qu’on la juge?t, Christophe? La malveillance publique l’accusait de gagner de l’argent avec son ?uvre, et m?me avec ses prot?g?es. Elle dut quitter le quartier, partir, d?courag?e… – Jamais vous n’imaginerez assez la cruaut? de la lutte qu’ont ? livrer les femmes ind?pendantes contre la soci?t? d’aujourd’hui, conservatrice et sans c?ur, qui est moribonde, et qui d?pense le peu d’?nergie qui lui reste ? emp?cher les autres de vivre.
– Ma pauvre amie, ce n’est pas le lot seulement des femmes. Nous connaissons tous ces luttes. Je connais aussi le refuge.
– Lequel?
– L’art.
– Bon pour vous, non pour nous. Et m?me parmi les hommes, combien sont-ils, ceux qui peuvent en profiter?
– Voyez notre amie C?cile. Elle est heureuse.
– Qu’en savez-vous? Ah! que vous avez vite fait de juger! Parce qu’elle est vaillante, parce qu’elle ne s’attarde pas sur ce qui l’attriste, parce qu’elle le cache aux autres, vous dites qu’elle est heureuse! Oui, elle est heureuse d’?tre bien portante et de pouvoir lutter. Mais vous ne savez pas ses luttes. Croyez-vous qu’elle ?tait faite pour cette vie d?cevante de l’art? L’art! Quand on pense qu’il y a de pauvres femmes qui aspirent ? la gloire d’?crire, ou de jouer, ou de chanter, comme au fa?te du bonheur! Faut-il qu’elles soient d?nu?es de tout, qu’elles ne sachent plus ? quelle affection se prendre!… L’art! qu’avons-nous ? faire de l’art, si nous n’avons tout le reste, avec? Il n’y a qu’une chose au monde qui peut faire oublier tout le reste, tout le reste: c’est un cher petit enfant.
– Et quand on l’a, vous voyez qu’il ne suffit m?me pas.
– Oui, pas toujours… Les femmes ne sont pas tr?s heureuses. Il est difficile d’?tre une femme. Beaucoup plus que d’?tre un homme. Vous ne vous en doutez pas assez. Vous, vous pouvez vous absorber en une passion d’esprit, en une activit?. Vous vous mutilez, mais vous en ?tes plus heureux. Une femme saine ne le peut pas sans souffrance. Il est inhumain d’?touffer une partie de soi-m?me. Nous, quand nous sommes heureuses d’une fa?on, nous regrettons l’autre fa?on. Nous avons plusieurs ?mes. Vous, vous n’en avez qu’une, plus vigoureuse, souvent brutale, et m?me monstrueuse. Je vous admire. Mais ne soyez pas trop ?go?stes! Vous l’?tes beaucoup, sans vous en douter. Vous nous faites bien du mal, sans vous en douter.