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– Que faire? Ce n’est pas notre faute.

– Non, ce n’est pas votre faute, mon bon Christophe. Ce n’est ni votre faute, ni la n?tre. Au bout du compte, voyez-vous, c’est que la vie n’est pas du tout une chose simple. On dit qu’il n’y a qu’? vivre d’une fa?on naturelle. Mais qu’est-ce qui est naturel?

– C’est vrai. Rien n’est naturel dans notre vie. Le c?libat n’est pas naturel. Le mariage ne l’est pas non plus. Et l’union libre livre les faibles ? la rapacit? des forts. Notre soci?t? m?me n’est pas une chose naturelle; nous l’avons fabriqu?e. On dit que l’homme est un animal sociable. Quelle b?tise! Il a bien fallu qu’il le dev?nt, pour vivre. Il s’est fait sociable pour son utilit?, sa d?fense, son plaisir, sa grandeur. Cette n?cessit? l’a amen? ? souscrire certains pactes. Mais la nature regimbe et se venge de la contrainte. La nature n’a pas ?t? faite pour nous. Nous t?chons de la r?duire. C’est une lutte: il n’est pas ?tonnant que nous soyons souvent battus. Comment sortir de l?? – En ?tant forts.

– En ?tant bons.

– Oh! Dieu! ?tre bon, arracher son corset d’?go?sme, respirer, aimer la vie, la lumi?re, son humble t?che, le petit coin du sol o? l’on enfonce ses racines! Ce qu’on ne peut avoir en horizons, s’efforcer de l’avoir en profondeur et en hauteur, comme un arbre ? l’?troit qui monte vers le soleil!

– Oui. Et d’abord, s’aimer les uns les autres. Si l’homme voulait sentir davantage qu’il est le fr?re de la femme, et non pas seulement sa proie, o? qu’elle doit ?tre la sienne! S’ils voulaient, tous les deux, d?pouiller leur orgueil et penser, chacun, un peu moins ? soi, et un peu plus ? l’autre!… Nous sommes faibles: aidons-nous. Ne disons pas ? celui qui est tomb?: «Je ne te connais plus.» Mais: «Courage ami. Nous sortirons de l?.»

*

Ils se turent, assis devant le foyer, le petit minet entre eux, tous trois immobiles, absorb?s, et regardant le feu. La flamme, pr?s de s’?teindre, caressait de son battement d’aile le fin visage de Mme Arnaud, que rosissait une exaltation int?rieure qui ne lui ?tait pas coutumi?re. Elle s’?tonnait de s’?tre ainsi livr?e. Jamais elle n’en avait tant dit. Jamais plus elle n’en dirait tant.

Elle posa sa main sur celle de Christophe, et dit:

– Que faites-vous de l’enfant?

C’?tait ? cela qu’elle pensait, depuis le commencement. Elle parlait, elle parlait, elle ?tait une autre femme, elle ?tait comme gris?e. Mais ? cela seul elle pensait. D?s les premiers mots de Christophe, elle s’?tait b?ti un roman dans son c?ur. Elle pensait ? l’enfant que la m?re avait laiss?, au bonheur de l’?lever, de tresser autour de cette petite ?me ses r?ves et son amour. Et elle se disait:

– Non, c’est mal, je ne dois pas me r?jouir de ce qui est le malheur des autres.

Mais c’?tait plus fort qu’elle. Elle parlait, elle parlait, et son c?ur silencieux ?tait baign? d’espoir. Christophe dit:

– Oui, sans doute, nous y avons pens?. Le pauvre petit! Ni Olivier, ni moi ne sommes capables de l’?lever. Il faut les soins d’une femme. J’avais song? qu’une amie voudrait bien nous aider…

Mme Arnaud respirait ? peine.

Christophe dit:

– Je voulais vous en parler. Et puis, C?cile est venue justement, tout ? l’heure. Quand elle a su la chose, quand elle a vu l’enfant, elle ?tait si ?mue, elle a montr? tant de joie, elle m’a dit: «Christophe…»

Le sang de Mme Arnaud s’arr?ta; elle n’entendit pas la suite; tout se brouilla devant ses yeux. Elle avait envie de crier:

– Non, non, donnez-le-moi!…

Christophe parlait. Elle n’entendait pas ce qu’il disait. Mais elle fit effort sur elle-m?me. Elle pensa aux confidences de C?cile. Elle pensa:

– Elle en a plus besoin que moi. Moi, j’ai mon cher Arnaud… et puis toutes mes choses… Et puis, je suis plus vieille…

Et elle sourit, et dit:

– C’est bien.

Mais la flamme du foyer s’?tait ?teinte; et aussi la roseur du visage. Et sur le cher visage las, il n’y avait plus que l’expression habituelle de bont? r?sign?e.

*

– Mon amie m’a trahi.

Sous cette pens?e, Olivier succombait. En vain, Christophe le secouait rudement, par affection.

– Que veux-tu, disait-il. Une trahison d’ami, c’est une ?preuve journali?re, comme la maladie, la pauvret?, la lutte avec les sots. Il faut ?tre arm? contre elle. Si on ne peut y r?sister, c’est qu’on n’est qu’un pauvre homme.

– Ah! c’est tout ce que je suis. Je n’y mets pas d’orgueil… Un pauvre homme, oui, qui a besoin de tendresse et qui meurt, s’il ne l’a plus.

– Ta vie n’est pas finie: il y a d’autres ?tres ? aimer.

– Je ne crois plus ? aucun. Il n’y a pas d’amis.

– Olivier!

– Pardon. Je ne doute pas de toi. Quoiqu’il y ait des moments o? je doute de tout… de moi… Mais toi, tu es fort, tu n’as besoin de personne, tu peux te passer de moi.

– Elle s’en passe encore mieux.

– Tu es cruel, Christophe.

– Mon cher petit, je te brutalise; mais c’est pour que tu te r?voltes. Que diable! c’est honteux, de sacrifier ceux qui t’aiment, et ta vie, ? quelqu’un qui se moque de toi.

– Que m’importent ceux qui m’aiment! C’est elle que j’aime.

– Travaille! Ce qui t’int?ressait autrefois…

– … ne m’int?resse plus. Je suis las. Il me semble que je suis sorti de la vie. Tout m’appara?t loin, loin… Je vois, mais je ne comprends plus… Penser qu’il y a des hommes qui ne se lassent point de recommencer, chaque jour, leur m?canisme d’horloge, leur t?che insipide, leurs discussions de journaux, leur pauvre chasse au plaisir, des hommes qui se passionnent pour ou contre un minist?re, un livre, une cabotine… Ah! que je me sens vieux! Je n’ai ni haine, ni rancune, contre qui que ce soit: tout m’ennuie. Je sens qu’il n’a rien… ?crire? Pourquoi ?crire? Qui vous comprend? Je n’?crivais que pour un ?tre; tout ce que j’?tais, je l’?tais pour lui… Il n’y a rien. Je suis fatigu?, Christophe, fatigu?. Je voudrais dormir.

– Eh bien, dors mon petit. Je te veillerai.

Mais c’?tait ce qu’Olivier pouvait le moins. Ah! si celui qui souffre pouvait dormir des mois, jusqu’? ce que sa peine s’efface de son ?tre renouvel?, jusqu’? ce qu’il soit un autre! Mais nul ne peut lui faire ce don; et il n’en voudrait pas. La pire souffrance lui serait d’?tre priv? de sa souffrance. Olivier ?tait comme un fi?vreux, qui se nourrit de sa fi?vre. Une v?ritable fi?vre, dont les acc?s reparaissaient, aux m?mes heures, surtout le soir, ? partir du moment o? la lumi?re tombe. Et le reste du temps, elle le laissait bris?, intoxiqu? par l’amour, rong? par le souvenir, ressassant la m?me pens?e, pareil ? un idiot qui rem?che la m?me bouch?e sans pouvoir l’avaler, toutes les forces du cerveau pomp?es par la seule id?e fixe.

Il n’avait pas la ressource, comme Christophe, de maudire son mal, en calomniant de bonne foi celle qui en ?tait cause. Plus clairvoyant et plus juste, il savait qu’il avait sa part de responsabilit? et qu’il n’?tait pas le seul ? souffrir. Jacqueline aussi ?tait victime; – elle ?tait sa victime. Elle s’?tait livr?e ? lui: qu’en avait-il fait? S’il n’?tait pas de force ? la rendre heureuse, pourquoi l’avait-il li?e ? lui? Elle ?tait dans son droit, en rompant les liens qui la meurtrissaient.

– Ce n’est pas sa faute, pensait-il. C’est la mienne. Je l’ai mal aim?e. Pourtant, je l’aimais bien, Mais je n’ai pas su l’aimer, puisque je n’ai pas su me faire aimer.

Ainsi, il s’accusait; et peut-?tre avait-il raison. Mais il ne sert pas ? grand’chose de faire le proc?s du pass?: cela n’emp?cherait point de le recommencer, si c’?tait ? recommencer; et cela emp?che de vivre. L’homme fort est celui qui oublie le mal qu’on lui a fait, – et aussi, h?las! celui qu’il a fait, d?s l’instant qu’il s’est rendu compte qu’il ne peut le r?parer. Mais l’on n’est pas fort par raison, on l’est par passion. L’amour et la passion sont deux parents ?loign?s; rarement ils vont ensemble. Olivier aimait; il n’?tait fort que contre lui-m?me. Dans l’?tat de passivit? o? il ?tait tomb?, il offrait prise ? tous les maux. Influenza, bronchite, pneumonie s’abattirent sur lui. Il fut malade, une partie de l’?t?. Christophe, aid? de Mme Arnaud, le soigna avec d?vouement; et ils r?ussirent ? enrayer la maladie. Mais contre le mal moral, ils ?taient impuissants; et ils sentaient peu ? peu la fatigue d?primante de cette tristesse perp?tuelle et le besoin de la fuir.

Le malheur fait tomber dans une ?trange solitude. Les hommes en ont une horreur instinctive. On dirait qu’ils ont peur qu’il ne soit contagieux: ? tout le moins, il ennuie; on se sauve de lui. Qu’il est peu d’?tres qui vous pardonnent de souffrir! C’est toujours la vieille histoire des amis de Job. ?liphaz de Theman accuse Job d’impatience. Baldad de Suli soutient que les malheurs de Job sont la peine de ses p?ch?s. Sophar de Naamath le taxe de pr?somption. «Et ? la fin, ?lin fils de Barachel de Buz de la famille de Ram, entra dans une grande col?re, et se f?cha contre Job, parce que Job assurait qu’il ?tait juste devant Dieu.» – Peu de gens vraiment tristes. Beaucoup d’appel?s, peu d’?lus. Olivier ?tait de ceux-ci. Comme disait un misanthrope, «il paraissait se complaire ? ?tre maltrait?. On ne gagne rien ? ce personnage d’homme malheureux: on se fait d?tester.»