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Elle allait beaucoup dans le monde. Elle ?tait entour?e de jeunes gens qui subissaient son charme et dont plus d’un l’aimaient. Elle n’en aimait aucun, et flirtait avec tous. Elle ne se souciait pas du mal qu’elle pouvait faire. Une jolie fille se fait un jeu cruel de l’amour. Il lui semble tout naturel qu’on l’aime, et elle ne se croit tenue ? rien qu’envers celui qu’elle aime; volontiers, elle croirait que qui l’aime est d?j? bien assez heureux. Il faut dire, pour son excuse, qu’elle ne se doute point de ce qu’est l’amour, quoiqu’elle y pense, toute la journ?e. On se figure qu’une jeune fille du monde, ?lev?e en serre-chaude, est plus pr?coce qu’une fille des champs; et c’est tout le contraire. Les lectures, les conversations, ont bien cr?? chez elle une hantise de l’amour, qui, dans sa vie inoccup?e, frise souvent la manie; il arrive m?me parfois qu’elle ait lu la pi?ce d’avance et en sache par c?ur tous les mots. Aussi, ne la sent-elle point. En amour comme en art, il ne faut pas lire ce que les autres ont dit, il faut dire ce qu’on sent; et qui se presse de parler avant d’avoir rien ? dire, risque fort de ne dire jamais rien.

Jacqueline comme la plupart des jeunes filles, vivait donc au milieu de cette poussi?re de sentiments v?cus par d’autres, qui, tout en la maintenant dans une petite fi?vre perp?tuelle, les mains br?lantes, la gorge s?che et les yeux irrit?s, l’emp?chait de voir les choses. Elle croyait les conna?tre. Ce n’?tait pas la bonne volont? qui lui manquait. Elle lisait et elle ?coutait. Elle avait beaucoup appris de-ci, de-l?, par bribes, dans la conversation et dans les livres. Elle t?chait m?me de lire en soi. Elle valait mieux que le milieu o? elle vivait. Elle ?tait plus vraie.

*

Une femme eut – trop peu de temps – sur elle une influence bienfaisante. Une s?ur de son p?re, qui ne s’?tait point mari?e. De quarante ? cinquante ans, les traits r?guliers, mais tristes et sans beaut?, Marthe Langeais ?tait toujours v?tue de noir; elle avait dans ses gestes une distinction ?triqu?e; elle parlait ? peine, d’une voix presque basse. Elle e?t pass? inaper?ue, sans le regard clair de ses yeux gris et le bon sourire de sa bouche m?lancolique.

On ne la voyait chez les Langeais qu’? de certains jours, quand ils ?taient seuls. Langeais avait pour elle un respect, m?l? d’ennui. Mme Langeais ne cachait point ? son mari le peu de plaisir qu’elle trouvait ? ces visites. Ils s’obligeaient pourtant, par devoir de convenance, ? la recevoir r?guli?rement ? d?ner, un soir par semaine; et ils ne lui montraient pas trop que c’?tait un devoir. Langeais parlait de lui, ce qui l’int?ressait toujours. Mme Langeais pensait ? autre chose, souriant par habitude, et r?pondait, au petit bonheur. Tout se passait tr?s bien, avec beaucoup de politesse. Cela ne manquait m?me point d’effusions affectueuses quand la tante, qui ?tait discr?te, prenait cong? plus t?t qu’on ne l’e?t esp?r?; et le charmant sourire de Mme Langeais se faisait plus rayonnant, les jours o? elle avait en t?te des souvenirs particuli?rement agr?ables. La tante Marthe voyait tout; peu de choses ?chappaient ? son regard; et elle en remarquait beaucoup dans la maison de son fr?re, qui la choquaient ou l’attristaient. Mais elle n’en montrait rien: ? quoi cela e?t-il servi? Elle aimait son fr?re, elle avait ?t? fi?re de son intelligence et de ses succ?s, ainsi que le reste de la famille, qui n’avait pas cru trop payer de sa g?ne le triomphe du fils a?n?. Elle, du moins, avait gard? son jugement. Aussi intelligente que lui, et mieux tremp?e moralement, plus virile, – (comme le sont tant de femmes de France, si sup?rieures aux hommes), – elle voyait clair en lui; et quand il demandait son avis, elle le disait franchement. Mais il y avait beau temps que Langeais ne le demandait plus! Il trouvait plus prudent de ne pas savoir, ou – (car il savait autant qu’elle) – de fermer les yeux. Elle, par orgueil, se repliait ? l’?cart. Personne ne s’inqui?tait de sa vie int?rieure. Il ?tait plus commode de l’ignorer. Elle vivait seule, sortait peu, et n’avait qu’un petit nombre d’amis qui n’?taient pas tr?s intimes. Il lui e?t ?t? facile de tirer parti des relations de son fr?re et de ses propres talents: elle ne le faisait point. Elle avait ?crit dans une des grandes revues parisiennes deux ou trois articles, des portraits historiques et litt?raires dont le style sobre, juste, frappant, avait ?t? remarqu?. Elle en resta l?. Elle aurait pu nouer des amiti?s int?ressantes avec des hommes distingu?s, qui lui avaient t?moign? de l’int?r?t, et qu’elle e?t ?t? peut-?tre bien aise de conna?tre. Elle ne r?pondit pas ? leurs avances. Il lui arrivait, ayant retenu sa place ? un spectacle o? l’on jouait de belles ?uvres qu’elle aimait, de ne pas y aller; et, pouvant faire un voyage qui l’attirait, de rester chez elle. Sa nature ?tait un curieux amalgame de sto?cisme et de neurasth?nie. Celle-ci n’effleurait en rien l’int?grit? de sa pens?e. Sa vie ?tait atteinte, mais non pas son esprit. Une peine ancienne, qu’elle ?tait seule ? savoir, l’avait marqu?e au c?ur. Et plus profonde encore, plus inconnue, – inconnue m?me d’elle, – ?tait la marque du destin, le mal int?rieur qui d?j? la rongeait. – Cependant, les Langeais ne voyaient d’elle que son clair regard, qui parfois les g?nait.

Jacqueline ne pr?tait gu?re attention ? la tante, quand elle ?tait insouciante et heureuse, – ce qui fut d’abord son ?tat ordinaire. Mais quand elle arriva ? l’?ge o? se fait dans le corps et dans l’?me un travail inqui?tant qui livre ? des angoisses, des d?go?ts, des terreurs, des tristesses ?perdues, dans ces moments de vertige absurde et atroce, qui ne durent pas heureusement, mais o? l’on se sent mourir, – l’enfant qui se noyait et qui n’osait pas crier: «Au secours!» vit seule, ? c?t? d’elle, la tante Marthe qui lui tendait la main. Ah! que les autres ?taient loin! ?trangers, son p?re et sa m?re, avec leur ?go?sme affectueux, trop satisfait de soi pour songer aux petits chagrins d’une poup?e de quatorze ans! Mais la tante les devinait, et elle y compatissait. Elle ne disait rien. Elle souriait, simplement; par-dessus la table, elle ?changeait avec Jacqueline un regard de bont?. Jacqueline sentait que sa tante comprenait, et elle venait se r?fugier aupr?s d’elle. Marthe mettait sa main sur la t?te de Jacqueline, et la caressait, sans parler.

La fillette se confiait. Elle allait faire visite ? sa grande amie, quand son c?ur ?tait gonfl?. ? quelque moment qu’elle v?nt, elle ?tait s?re de trouver les m?mes yeux indulgents, qui verseraient en elle un peu de leur tranquillit?. Elle ne parlait gu?re ? la tante de ses passionnettes imaginaires: elle en aurait eu honte; elle sentait que ce n’?tait point vrai. Mais elle disait ses inqui?tudes vagues et profondes, plus r?elles, seules r?elles.

– Tante, soupirait-elle parfois, je voudrais tant ?tre heureuse!

– Pauvre petite! disait Marthe, en souriant.

Jacqueline appuyait sa t?te contre les genoux de la tante, et, baisant les mains qui la caressaient:

– Est-ce que je serai heureuse? Tante, dis-moi, est-ce que je serai heureuse?

– Je ne sais pas, ma ch?rie. Cela d?pend un peu de toi… On peut toujours ?tre heureux, quand on veut.

Jacqueline ?tait incr?dule.

– Est-ce que tu es heureuse, toi?

Marthe souriait m?lancoliquement.

– Oui.

– Non? vrai? tu es heureuse?

– Est-ce que tu ne le crois pas?

– Si. Mais…

Jacqueline s’arr?tait.

– Quoi donc?

– Moi, je voudrais ?tre heureuse, mais pas de la m?me fa?on que toi.

– Pauvre petit! Je l’esp?re aussi, dit Marthe.

– Non, continuait Jacqueline, en secouant la t?te avec d?rision, moi, d’abord, je ne pourrais pas.

– Moi non plus, je n’aurais pas cru que je pourrais. La vie vous apprend ? pouvoir bien des choses.

– Oh! mais je ne veux pas apprendre, protestait Jacqueline, inqui?te. Je veux ?tre heureuse comme je veux, moi.

– Tu serais bien embarrass?e, si on te demandait comment!

– Je sais tr?s bien ce que je veux.

Elle voulait beaucoup de choses. Mais quand il s’agissait de les dire, elle n’en trouvait plus qu’une, qui revenait toujours, comme un refrain:

– D’abord, je voudrais qu’on m’aime.

Marthe cousait, en silence. Apr?s un moment, elle dit:

– Et ? quoi cela te servira-t-il, si tu n’aimes pas?

Jacqueline, interloqu?e, s’exclama:

– Mais, tante, bien s?r que je ne parle que de ce que j’aime! Le reste, ?a ne compte pas.

– Et si tu n’aimais rien?

– Quelle id?e! On aime toujours, toujours.

Marthe secouait la t?te, d’un air de doute.

– On n’aime pas, dit-elle. On veut aimer. Aimer est une gr?ce de Dieu, la plus grande. Prie-le qu’il te la fasse.

– Et si on ne m’aime pas?

– M?me si on ne t’aime pas. Tu seras encore plus heureuse.

La figure de Jacqueline s’allongea; elle prit une mine boudeuse:

– Je ne veux pas, dit-elle. Cela ne me ferait aucun plaisir.

Marthe rit affectueusement, regarda Jacqueline, soupira, puis se remit ? son ouvrage.

– Pauvre petite! fit-elle encore.

– Mais pourquoi dis-tu toujours: pauvre petite? demanda Jacqueline, pas tr?s rassur?e. Je ne veux pas ?tre une pauvre petite. Je veux tant, tant ?tre heureuse!