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– Oui… c’est mon frère.

Christophe comprit:

– Ah! dit-il… Je sais… Moi aussi, j’en ai un…

Cécile lui prit la main, avec une commisération affectueuse:

– Vous aussi?

– Oui, fit-il… Ce sont les joies de la famille.

Cécile rit; et ils changèrent d’entretien. Non, les joies de la famille n’avaient rien d’enchanteur pour elle, et l’idée du mariage ne la fascinait point: les hommes ne valaient pas cher. Elle trouvait des avantages à sa vie indépendante: sa mère avait assez longtemps soupiré après cette liberté; elle n’avait pas envie de la perdre. Le seul rêve éveillé qu’elle s’amusât à faire, c’était – un jour, plus tard, Dieu sait quand! – de vivre à la campagne. Mais elle ne prenait pas la peine d’imaginer les détails de cette vie: elle trouvait fatigant de penser à quelque chose d’aussi peu certain: il valait mieux dormir, – ou faire sa tâche…

En attendant qu’elle eût son château en Espagne, elle louait pendant l’été, dans la banlieue de Paris, une maisonnette qu’elle occupait seule avec sa mère. C’était à vingt minutes, par le train. L’habitation était assez loin de la gare isolée, au milieu des terrains vagues, que l’on nommait des champs; et Cécile revenait souvent tard, dans la nuit. Mais elle n’avait pas peur; elle ne croyait pas au danger. Elle avait bien un revolver; mais elle l’oubliait toujours à la maison. D’ailleurs, c’était à peine si elle eût su s’en servir.

Au cours de ses visites, Christophe la faisait jouer. Il s’amusait de voir sa pénétration des œuvres musicales, surtout quand il l’avait mise, d’un mot, sur le chemin du sentiment à exprimer. Il s’était aperçu qu’elle avait une voix admirable: elle ne s’en doutait point. Il l’obligea à s’exercer: il lui fit chanter de vieux lieder allemands, ou sa propre musique; elle y prenait plaisir, et faisait des progrès, qui la surprenaient autant que lui. Elle était merveilleusement douée. L’étincelle musicale était tombée, par prodige, sur cette fille de petits bourgeois parisiens, dénués de sentiment artistique. Philomèle – (il la nommait ainsi) – causait parfois de musique, mais toujours d’une façon pratique, jamais sentimentale: elle ne semblait s’intéresser qu’à la technique du chant et du piano. Le plus souvent, quand elle était avec Christophe, et qu’ils ne jouaient pas de musique, ils parlaient des sujets les plus bourgeois: ménage, cuisine, vie domestique. Et Christophe, qui n’eût pu supporter, une minute, ces conversations avec une bourgeoise, les tenait tout naturellement avec Philomèle.

Ils passaient ainsi des soirées, en tête à tête, et s’aimaient sincèrement, d’une affection calme, presque froide. Un soir qu’il était venu dîner et qu’il s’était attardé à causer, plus que d’habitude, un violent orage éclata. Quand il voulut partir, pour rejoindre le dernier train, la pluie, le vent faisaient rage; elle lui dit:

– Mais ne vous en allez pas! Vous partirez demain matin.

Il s’installa dans le petit salon, sur un lit improvisé. Une mince cloison le séparait de la chambre à coucher de Cécile; les portes ne fermaient pas. Il entendait, de son lit, les craquements de l’autre lit et le souffle tranquille de la jeune femme. Au bout de cinq minutes, elle était endormie; et il ne tarda pas à faire de même, sans que l’ombre d’une pensée trouble les effleurât.

Dans le même temps, lui venaient d’autres amis inconnus, que commençait de lui attirer la lecture de ses œuvres. La plupart vivaient loin de Paris, ou à l’écart, et ne le rencontreraient jamais. Le succès, même grossier, a ceci de bon: il fait connaître l’artiste de milliers de braves gens, qu’il n’eût jamais atteints sans les stupides articles des journaux. Christophe entra en relations avec quelques-uns d’entre eux. C’étaient des jeunes gens isolés, menant une vie difficile, aspirant de tout leur être à un idéal dont ils n’étaient pas sûrs: ils buvaient avidement l’âme fraternelle de Christophe. C’étaient de petites gens de province: après avoir lu ses lieder, ils lui écrivaient, comme le vieux Schulz, se sentaient unis à lui. C’étaient des artistes pauvres, – un compositeur, entre autres, – qui ne pouvaient arriver, non seulement au succès, mais à s’exprimer eux-mêmes: ils étaient tout heureux que leur pensée se réalisât par Christophe. Et les plus chers de tous peut-être, – ceux qui lui écrivaient sans dire leur nom: plus libres ainsi de parler, ils épanchaient naïvement leur confiance dans le frère aîné, qui leur était un appui. Christophe avait gros cœur de penser qu’il ne connaîtrait jamais ces charmantes âmes qu’il aurait eu tant de joie à aimer; et il baisait telle de ces lettres inconnues, comme celui qui l’avait écrite baisait les lieder de Christophe; et chacun, de son côté, pensait:

– Chères pages, que vous me faites de bien!

Ainsi se formait autour de lui, suivant le rythme habituel de l’univers, cette petite famille du génie, qui se nourrit de lui et qui le nourrit, qui peu à peu s’étend, et finit par former une grande âme collective dont il est le foyer, comme un monde lumineux, une planète morale qui gravite dans l’espace, mêlant son chœur fraternel à l’harmonie des sphères.

À mesure que des liens mystérieux se tissaient entre Christophe et ses amis invisibles, une révolution se faisait dans sa pensée artistique; elle devenait plus large et plus humaine. Il ne voulait plus d’une musique qui fût un monologue, une parole pour soi seul, encore moins une construction savante pour les seules gens du métier. Il voulait qu’elle fût une communion avec les hommes. Il n’est d’art vital que celui qui s’unit aux autres. Jean-Sébastien Bach, dans ses pires heures d’isolement, était relié au reste de l’humanité par la foi religieuse, qu’il exprimait dans son art. Haendel et Mozart, par la force des choses, écrivaient pour un public, et non pas pour eux seuls. Beethoven lui-même dut compter avec la foule. Cela est salutaire. Il est bon que l’humanité rappelle au génie:

– Qu’y a-t-il pour moi dans ton art? S’il n’y a rien, va-t’en!

À cette contrainte, le génie gagne, le premier. Certes, il est de grands artistes qui n’expriment que soi. Mais les plus grands de tous sont ceux dont le cœur bat pour tous. Qui veut voir Dieu vivant, face à face, doit le chercher, non dans le firmament désert de sa pensée, mais dans l’amour des hommes.

Les artistes d’alors étaient loin de cet amour. Ils n’écrivaient que pour une élite vaniteuse, anarchiste, déracinée de la vie sociale, et qui mettait sa gloire à ne point partager les passions du reste des hommes, ou qui s’en faisait un jeu. La belle gloire de s’amputer de la vie, pour ne pas ressembler aux autres! Que la mort les prenne donc! Nous, allons aux vivants, buvons aux mamelles de la terre, au plus sacré de nos races, à leur amour de la famille et du sol. Au siècle le plus libre, le jeune prince de la Renaissance italienne, Raphaël, glorifiait la maternité dans ses Madones transtévérines. Qui nous fera aujourd’hui, en musique, une Madone à la Chaise ? Qui nous fera une musique pour toutes les heures de la vie? Vous n’avez rien, vous n’avez rien en France. Quand vous voulez donner des chants à votre peuple, vous en êtes réduits à démarquer la musique des maîtres allemands du passé. Tout est à faire, ou à refaire, dans votre art, de la base à la cime…