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Christophe correspondait avec Olivier, à présent installé dans une ville de province. Il tâchait de maintenir, par lettres, leur féconde collaboration de naguère. Il eût voulu de lui de beaux textes poétiques, associés aux pensées et aux actes de tous les jours, comme ceux qui font la substance des vieux lieder allemands de jadis. De courts fragments des Livres saints ou des poèmes hindous, des odelettes religieuses ou morales, de petits tableaux de la nature, les émotions amoureuses ou familiales, la poésie des matins et des soirs et des nuits, pour les cœurs simples et sains. Quatre ou six vers pour un lied, c’est assez: les expressions les plus simples, pas de développement savant, pas d’harmonies raffinées. Qu’ai-je à faire de vos virtuosités d’esthète? Aimez ma vie, aidez-moi à l’aimer! Écrivez-moi les Heures de France, mes Grandes et Petites Heures. Et cherchons la phrase mélodique la plus claire. Évitons, comme la peste, ce langage artistique, qui n’est plus que l’idiome d’une caste, comme l’est devenue la musique de tant de musiciens d’aujourd’hui. Il faut avoir le courage de parler en homme, non en «artiste». Vois ce qu’ont fait nos pères. C’est du retour au langage musical de tous qu’est sorti l’art des classiques de la fin du XVIIIe siècle. Les phrases mélodiques de Gluck, des créateurs de la symphonie, des premiers maîtres du lied, sont communes et bourgeoises parfois, comparées aux phrases raffinées ou savantes de Jean-Sébastien Bach et de Rameau. C’est ce fond de terroir qui a fait la saveur et la popularité immense des grands classiques. Ils sont partis des normes musicales les plus simples, du lied, du Singspiel; ces petites fleurs de la vie quotidienne ont imprégné l’enfance d’un Mozart ou d’un Weber. – Faites de même! Écrivez des chants pour tous les hommes. Là-dessus, vous élèverez ensuite des symphonies. À quoi sert de brûler les étapes? On ne commence pas la pyramide par le faîte. Vos symphonies actuelles sont des têtes sans corps. Ô beaux esprits, incarnez-vous! Il faut des générations patientes de musiciens qui fraternisent avec leur peuple. On ne bâtit pas un art musical en un jour.

Christophe ne limitait pas ses principes à la musique: il engageait Olivier à les appliquer à la littérature:

– Les écrivains d’aujourd’hui s’évertuent, disait-il, à décrire des raretés humaines, ou bien des types qui n’existent que dans des groupes anormaux, en marge de la grande société des hommes agissants et sains. Puisqu’ils se sont mis d’eux-mêmes à la porte de la vie, laisse-les et va où sont les hommes. Aux hommes de tous les jours, montre la vie de tous les jours: elle est plus profonde et plus vaste que la mer. Le moindre d’entre nous porte en lui l’infini. L’infini est en chaque homme qui a la simplicité d’être un homme, dans l’amant, dans l’ami, dans la femme qui paie de ses douleurs la radieuse gloire du jour de l’enfantement, dans celui qui se sacrifie obscurément et dont nul ne saura rien; il est le flot de vie, qui coule de l’un à l’autre, de l’autre à l’un… Écris la simple vie d’un de ces hommes simples, écris la tranquille épopée des jours qui se succèdent, tous semblables et divers, tous fils d’une même mère, depuis le premier jour du monde. Écris-la simplement. Ne t’inquiète point des recherches subtiles où s’énerve la force des artistes d’aujourd’hui. Tu parles à tous: use du langage de tous. Il n’est de mots ni nobles, ni vulgaires; il n’est que ceux qui disent ou ne disent pas exactement ce qu’ils ont à dire. Sois tout entier dans tout ce que tu fais: pense ce que tu penses, et sens ce que tu sens. Que le rythme de ton cœur emporte tes écrits! Le style, c’est l’âme.

Olivier approuvait Christophe; mais il répondait, avec quelque ironie:

– Une telle œuvre pourrait être belle; mais elle ne parviendrait jamais à ceux qui pourraient la lire. La critique l’étoufferait en route.

– Voilà bien mon petit bourgeois français! répliquait Christophe. Il s’inquiète de ce que la critique pensera de son livre!… Les critiques, mon garçon, ne sont là que pour enregistrer la victoire ou la défaite. Sois seulement vainqueur!… Je me suis passé d’eux! Apprends à t’en passer aussi.

Mais Olivier avait appris à se passer de bien autre chose! Il se passait de l’art, et de Christophe. En ce moment, il ne pensait plus qu’à Jacqueline.

*

Leur égoïsme d’amour avait fait le vide autour d’eux; il brûlait avec imprévoyance toutes ses ressources à venir.

Ivresse des premiers temps, où les êtres mêlés ne songent, uniquement, qu’à s’absorber l’un l’autre… De toutes les parcelles de leurs corps et de leurs âmes, ils se touchent, ils se goûtent, ils cherchent à se pénétrer. Ils sont à eux seuls un univers sans lois, un chaos amoureux, où les éléments confondus ne savent pas encore ce qui les distingue entre eux, et s’efforcent l’un l’autre de se dévorer goulûment. Tous les ravit dans l’autre: l’autre, c’est encore soi. Qu’ont-ils à faire du monde? Comme l’Androgyne antique, endormi dans son rêve d’harmonieuse volupté, leurs yeux sont clos au monde, le monde est tout en eux.

Ô jours, ô nuits, qui forment un même tissu de rêves, heures qui fuient comme de beaux nuages blancs, et dont rien ne surnage que, dans l’œil ébloui, un lumineux sillage, souffle tiède qui nous baigne d’une langueur de printemps, chaleur dorée des corps, treille d’amour ensoleillée, chaste impudeur, étreintes folles, soupirs et rires, heureuses larmes, que reste-t-il de vous, poussière de bonheur? À peine si le cœur peut se souvenir de vous: car lorsque vous étiez, le temps n’existait pas.

Journées toutes semblables… Aube douce… De l’abîme du sommeil, les deux corps enlacés surgissent à la fois; les têtes souriantes, dont l’haleine se mêle, ouvrent les yeux ensemble, se revoient et se baisent… Juvénile fraîcheur des heures matinales, air virginal où s’apaise la fièvre des corps brûlants… Voluptueuse torpeur des jours interminables, au fond desquels bourdonne la volupté des nuits… Après-midi d’été, rêveries dans les champs, sur les prés veloutés, sous les bruissantes étoffes des longs peupliers blancs… Rêveries des beaux soirs, quand on revient ensemble, bras et mains enlacés, sous le ciel lumineux, vers le lit amoureux. Le vent fait frissonner les branches des buissons. Dans le lac clair du ciel flotte le duvet blanc de la lune d’argent. Une étoile tombe et meurt, – une secousse au cœur… – un monde soufflé sans bruit. Sur la route, auprès d’eux, passent de rares ombres, rapides et muettes. Les cloches de la ville sonnent la fête du lendemain. Un instant, ils s’arrêtent, elle se serre contre lui, ils restent sans parler… Ah! que la vie reste ainsi, immobile, comme cet instant!… Elle soupire, et dit:

– Pourquoi est-ce que je vous aime tant?…

Après quelques semaines de voyage en Italie, ils s’étaient installés dans une ville de l’ouest de la France, où Olivier avait été nommé professeur. Ils ne voyaient presque personne. Ils ne s’intéressaient à rien. Lorsqu’ils étaient forcés de faire des visites, cette scandaleuse indifférence s’étalait avec un sans-gêne qui blessait les uns, faisait sourire les autres. Toutes les paroles glissaient sur eux, sans les atteindre. Ils avaient cette gravité impertinente des jeunes mariés, qui ont l’air de vous dire: