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– Vous autres, vous ne savez rien…

Sur le joli minois absorbé, un peu boudeur, de Jacqueline, dans les yeux heureux et distraits d’Olivier, on pouvait lire:

– Si vous saviez comme vous nous ennuyez!… Quand est-ce que nous serons seuls?

Même au milieu des autres, ils ne se gênaient pas pour l’être. On surprenait leurs regards qui se parlaient par-dessus la conversation. Ils n’avaient pas besoin de se regarder pour se voir; et ils souriaient: car ils savaient qu’ils pensaient aux mêmes choses en même temps. Lorsqu’ils se retrouvaient seuls, après quelque contrainte mondaine, ils poussaient des cris de joie et faisaient mille folies d’enfants. Ils avaient huit ans. Ils bêtifiaient en parlant. Ils se nommaient de petits noms drolatiques. Elle l’appelait Olive, Olivet, Olifant, Fanny, Mami, Mime, Minaud, Quinaud, Kaunitz, Cosima, Cobourg, Panot, Nacot, Ponette, Naquet, et Canot. Elle jouait à la petite fille. Mais elle voulait être tout à la fois pour lui, tous les amours mêlés: mère, sœur, femme, amoureuse, maîtresse.

Elle ne se contentait pas de partager ses plaisirs; comme elle se l’était promis, elle partageait ses travaux: c’était aussi un jeu. Pendant les premiers temps, elle y apporta l’ardeur amusée d’une femme pour qui le travail était quelque chose de nouveau: on eût dit qu’elle prenait plaisir aux tâches les plus ingrates, des copies dans les bibliothèques, des traductions de livres insipides: cela faisait partie de son plan de vie, très pure et très sérieuse, tout entière consacrée à de nobles pensers et labeurs en commun. Et cela fut très bien, tant que l’amour les illumina: car elle ne songeait qu’à lui, et non à ce qu’elle faisait. Le plus curieux, c’était que tout ce qu’elle faisait ainsi était bien fait. Son esprit se jouait sans effort dans des lectures abstraites qu’elle eût eu peine à suivre, à d’autres moments de sa vie; son être était soulevé au-dessus de terre par l’amour; elle ne s’en apercevait pas: telle une somnambule qui marche sur les toits, elle poursuivait tranquillement, sans rien voir, son rêve grave et riant…

Et puis, elle commença de voir les toits; et cela ne l’inquiéta point; mais elle se demanda ce qu’elle faisait dessus, et elle rentra chez elle. Le travail l’ennuya. Elle se persuada que son amour en était gêné. Sans doute parce que son amour était déjà moins vif. Mais il n’en paraissait rien. Ils ne pouvaient plus se passer un instant l’un de l’autre. Ils se murèrent au monde, ils condamnèrent leur porte, ils n’acceptèrent plus aucune invitation. Ils étaient jaloux de l’affection des autres, de leurs occupations même, de tout ce qui les distrayait de leur amour. La correspondance avec Christophe s’espaça. Jacqueline ne l’aimait pas: il était un rival, il représentait toute une part du passé d’Olivier, où elle n’était point; et plus il avait tenu de place dans la vie d’Olivier, plus elle cherchait, d’instinct, à la lui voler. Sans calcul de sa part, elle détachait sourdement Olivier de l’ami; elle ironisait les manières de Christophe, sa figure, ses façons d’écrire, ses projets artistiques; elle n’y mettait aucune méchanceté, aucune rouerie: la bonne nature s’en chargeait pour elle. Olivier s’amusait de ses remarques; il n’y voyait pas malice; il croyait aimer toujours autant Christophe; mais ce n’était plus que sa personne qu’il aimait: ce qui est peu en amitié; il ne s’apercevait pas que peu à peu il cessait de le comprendre, il se désintéressait de sa pensée, de cet idéalisme héroïque, en qui ils avaient été unis… L’amour est pour un jeune cœur une douceur trop forte; auprès de lui, quelle autre foi peut tenir? Le corps de la bien-aimée, son âme que l’on cueille sur cette chair sacrée, sont toute science et toute foi. De quel sourire de pitié on regarde ce qu’adorent les autres, ce que soi-même jadis on adora! De la puissante vie et de son âpre effort, on ne voit plus que la fleur d’un instant, que l’on croit immortelle… L’amour absorbait Olivier. Au début, son bonheur avait encore la force de s’exprimer en de gracieuses poésies. Puis, cela même lui sembla vain: temps volé à l’amour! Et Jacqueline, comme lui, s’acharnait à détruire toute autre raison de vivre, à tuer l’arbre de vie sans le support duquel meurt le lierre d’amour. Ainsi, ils s’annihilèrent tous deux dans le bonheur.

Hélas! on s’accoutume si vite au bonheur! Quand le bonheur égoïste est le seul but à la vie, la vie est bientôt sans but. Il devient une habitude, une intoxication, on ne peut plus s’en passer. Et comme il faut bien qu’on s’en passe!… Le bonheur est un moment du rythme universel, un des pôles entre lesquels oscille le balancier de la vie: pour arrêter le balancier, il faudrait le briser…

Ils connurent «cet ennui du bien-être, qui fait extravaguer la sensibilité». Les douces heures se ralentirent, s’alanguirent, étiolées, comme des fleurs sans eau. Le ciel était toujours aussi bleu; mais ce n’était plus l’air léger du matin. Tout était immobile; la nature se taisait. Ils étaient seuls, comme ils l’avaient désiré. – Et leur cœur se serra.

Un sentiment indéfinissable de vide, un vague ennui non sans charme, leur apparut. Ils ne savaient ce que c’était; ils étaient obscurément inquiets. Ils devenaient impressionnables, d’une façon maladive. Leurs nerfs, tendus aux écoutes du silence, frémissaient comme des feuilles au moindre choc imprévu de la vie. Jacqueline avait des larmes, sans raison de pleurer; et bien qu’elle voulût le croire, ce n’était plus l’amour seul qui les faisait couler. Au sortir des années ardentes et tourmentées qui avaient précédé le mariage, l’arrêt brusque de ses efforts devant le but atteint, – atteint et dépassé, – l’inutilité subite de toute action nouvelle – et peut-être de toute action passée – la jetaient dans un désarroi, qu’elle ne pouvait s’expliquer et qui l’atterrait. Elle n’en convenait point; elle l’attribuait à une fatigue nerveuse, elle affectait d’en rire; mais son rire n’était pas moins inquiet que ses larmes. Bravement, elle essaya de se remettre au travail. Dès les premières tentatives, elle ne comprit même plus comment elle avait été capable de s’intéresser à des tâches aussi stupides: elle les écarta avec dégoût. Elle fit un effort pour renouer des relations sociales: elle ne réussit pas davantage; le pli était pris, elle avait perdu l’habitude des gens et des paroles médiocres, auxquelles la vie oblige: elle les trouva grotesques; et elle se rejeta dans son isolement à deux, cherchant à se persuader, par ces épreuves malheureuses, qu’il n’y avait décidément de bon que l’amour. Et, pendant quelque temps, elle sembla en effet plus amoureuse que jamais. Mais c’était qu’elle voulait l’être.

Olivier, moins passionné et plus riche de tendresse, était davantage à l’abri de ces transes; il n’en ressentait, pour sa part, qu’un frisson vague et intermittent. D’ailleurs, son amour était préservé, dans une certaine mesure, par la gêne de ses occupations journalières, de son métier qu’il n’aimait point. Mais comme il avait une sensibilité fine et que tous les mouvements qui se passaient dans le cœur qu’il aimait se propageaient dans le sien, l’inquiétude cachée de Jacqueline se communiquait à lui.

Une belle après-midi, ils se promenaient dans la campagne. Ils s’étaient réjouis à l’avance de cette promenade. Tout était riant. Mais dès les premiers pas, un manteau de tristesse morne et lasse tomba sur eux; ils se sentirent glacés. Impossible de parler. Ils se forçaient pourtant; mais chaque mot qu’ils disaient faisait sonner le néant. Ils achevèrent leur promenade, comme des automates, sans rien voir et sentir. Ils rentrèrent, le cœur serré. C’était le crépuscule; l’appartement était vide, noir, et froid. Ils n’allumèrent pas tout de suite, pour ne pas se voir eux-mêmes. Jacqueline entra dans sa chambre, et, au lieu d’enlever son chapeau, son manteau, elle s’assit, muette, auprès de la fenêtre. Olivier, dans la pièce voisine, restait appuyé sur la table. La porte était ouverte entre les deux chambres; ils étaient si près l’un de l’autre qu’ils auraient pu entendre leur souffle. Et dans les demi-ténèbres, tous deux, amèrement, en silence, pleurèrent. Ils appuyaient leur main sur leur bouche, pour qu’on n’entendît rien. À la fin, Olivier angoissé dit: