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Il fut anéanti, quand il lut, en se rendant à son cours, l’article du Grand Journal. Il n’avait pas prévu ce coup de massue. Il comptait que le journal attendrait, pour écrire, d’avoir réuni toutes les informations, et de connaître mieux ce dont il voulait parler. C’était trop de naïveté. Si un journal se donne la peine de découvrir une gloire nouvelle, c’est pour lui, bien entendu, et afin d’enlever aux confrères l’honneur de la découverte. Il lui faut donc se presser, quitte à ne rien comprendre à ce qu’il loue. Mais il est rare que l’auteur s’en plaigne: quand on l’admire, il est toujours assez compris.

Le Grand Journal, après avoir débité des histoires absurdes sur la misère de Christophe, qu’il représentait comme une victime du despotisme allemand, un apôtre de la liberté, contraint de fuir l’Allemagne impériale et de se réfugier en France, asile des âmes libres, – (beau prétexte à des tirades chauvines!) – faisait un éloge écrasant de son génie, dont il ne connaissait rien, – rien que quelques plates mélodies, qui dataient des débuts de Christophe en Allemagne, et que Christophe, honteux, eût voulu anéantir. Mais si l’auteur de l’article ignorait l’œuvre de Christophe, il se rattrapait sur ses intentions, – sur celles qu’il lui prêtait. Deux ou trois mots, recueillis ça et là de la bouche de Christophe ou d’Olivier, voire même de quelque Goujart qui se disait bien informé, lui avaient suffi pour construire l’image d’un Jean-Christophe, «génie républicain, – le grand musicien de la démocratie». Il profitait de l’occasion pour médire des musiciens français contemporains, surtout des plus originaux et des plus indépendants, qui se souciaient fort peu de la démocratie. Il n’exceptait qu’un ou deux compositeurs, dont les opinions électorales lui semblaient excellentes. Il était fâcheux que leur musique le fût beaucoup moins. Mais c’était là un détail. Au reste, leur éloge, et même celui de Christophe, avaient moins d’importance que la critique des autres. À Paris, quand on lit un article qui fait l’éloge d’un homme, il est toujours prudent de se demander:

– De qui médit-on?

Olivier rougissait de honte, à mesure qu’il parcourait le journal, et il se disait:

– J’ai bien travaillé!

Il eut peine à faire son cours. Aussitôt délivré, il courut à la maison. Quelle fut sa consternation, quand il apprit que Christophe était déjà sorti avec des journalistes! Il l’attendit pour déjeuner. Christophe ne revint pas. D’heure en heure, Olivier, plus inquiet pensait:

– Que de sottises ils lui font dire!

Vers trois heures, Christophe rentra, tout guilleret. Il avait déjeuné avec Arsène Gamache, et sa tête était un peu brouillée par le champagne qu’il avait bu. Il ne comprit rien aux inquiétudes d’Olivier, qui lui demandait anxieusement ce qu’il avait dit et fait.

– Ce que j’ai fait? Un fameux déjeuner. Il y avait longtemps que je n’avais aussi bien mangé.

Il lui raconta le menu.

– Et des vins… J’en ai absorbé de toutes les couleurs.

Olivier l’interrompit, pour lui parler des convives.

– Les convives?… Je ne sais pas. Il y avait Gamache, un homme tout rond, franc comme l’or; Clodomir, l’auteur de l’article, un garçon charmant; trois ou quatre journalistes que je ne connais pas, très gais, tous bons et charmants pour moi, la crème des braves gens.

Olivier n’avait pas l’air convaincu. Christophe était étonné de son peu d’enthousiasme.

– Est-ce que tu n’as pas lu l’article?

– Si. Justement. Et toi, est-ce que tu l’as bien lu?

– Oui… C’est-à-dire, j’ai jeté un coup d’œil. Je n’ai pas eu le temps.

– Eh bien, lis donc un peu.

Christophe lut. Aux premières lignes, il s’esclaffa.

– Ah! l’imbécile! fit-il.

Il se tordait de rire.

– Bah! continua-t-il, tous les critiques se valent. Ils ne connaissent rien.

Mais à mesure qu’il lisait, il commençait à se fâcher: c’était trop bête, on le rendait ridicule. Qu’on voulût faire de lui «un musicien républicain» cela n’avait aucun sens… Enfin, passons sur cette calembredaine!… Mais qu’on opposât son art «républicain» à «l’art de sacristie» des maîtres venus avant, – (lui qui se nourrissait de l’âme de ces grands hommes), – c’était trop…

– Bougres de crétins! Ils vont me faire passer pour un idiot!…

Et puis, quelle raison d’éreinter, à son sujet, des musiciens français de talent, qu’il aimait plus ou moins, – (et plutôt moins que plus), – mais qui savaient leur métier et y faisaient honneur? Et, – le pire, – on lui prêtait des sentiments odieux à l’égard de son pays!… Non, cela ne pouvait se supporter…

– Je m’en vais leur écrire, dit Christophe.

Olivier s’interposa.

– Non, pas maintenant! Tu es trop excité. Demain, à tête reposée…

Christophe s’obstina. Quand il avait quelque chose à dire, il ne pouvait attendre. Il promit seulement à Olivier de lui montrer sa lettre. Ce ne fut pas inutile. La lettre dûment révisée, où il s’attachait surtout à rectifier les opinions qu’on lui attribuait sur l’Allemagne, Christophe courut la mettre à la poste.

– Comme cela, dit-il en revenant, il n’y a que demi-maclass="underline" la lettre paraîtra demain.

Olivier secoua la tête, d’un air de doute. Puis, toujours préoccupé, il demanda à Christophe, en le regardant bien dans les yeux:

– Christophe, tu n’as rien dit d’imprudent, au dîner?

– Mais non, fit Christophe en riant.

– Bien sûr?

– Oui, poltron.

Olivier fut un peu rassuré. Mais Christophe ne l’était guère. Il venait de se rappeler qu’il avait parlé, à tort et à travers. Tout de suite, il s’était mis à l’aise. Pas un instant, il n’avait songé à se défier des gens: ils lui semblaient si cordiaux, si bien disposés pour lui! Et en vérité, ils l’étaient. On est toujours bien disposé pour ceux à qui l’on a fait du bien. Et Christophe témoignait une joie si franche qu’elle se communiquait aux autres. Son affectueux sans-façon, ses boutades joviales, son énorme appétit, et la rapidité avec laquelle les liquides disparaissaient, sans l’émouvoir, dans son gosier, n’étaient pas pour déplaire à Arsène Gamache, solide à table, lui aussi, rude, rustaud et sanguin, plein de mépris pour les gens qui ne se portaient pas bien, pour ceux qui n’osent pas manger ni boire, pour les petits claqués parisiens. Il jugeait d’un homme à table. Il apprécia Christophe. Séance tenante, il lui proposa de faire monter son Gargantua, en opéra, à l’Opéra. – (Le comble de l’art, pour ces bourgeois français, était alors de mettre sur la scène la Damnation de Faust, ou les Neuf Symphonies.) – Christophe, que cette idée burlesque fit éclater de rire, eut beaucoup de peine à l’empêcher de téléphoner ses ordres à la direction de l’Opéra, ou au ministère des Beaux-Arts: – (à en croire Gamache, il semblait que tous ces gens fussent à son service.) – Et cette proposition lui rappelant l’étrange déguisement qu’on avait fait naguère de son poème symphonique David, il se laissa aller à raconter l’histoire de la représentation organisée par le député Roussin, pour les débuts de sa belle amie [1]. Gamache, qui n’aimait point Roussin, fut enchanté; et Christophe, mis en verve par les vins généreux et la sympathie de l’auditoire, se lança dans d’autres histoires indiscrètes, dont ceux qui les écoutaient ne perdirent rien. Seul, Christophe les avait oubliées en sortant de table. Et voici qu’à la question d’Olivier, elles lui revenaient à l’esprit. Il sentait un petit frisson lui courir, le long de l’échine. Car il ne se faisait pas d’illusion; il avait suffisamment d’expérience, pour se douter de ce qui allait se passer; à présent que sa griserie était tombée, il le voyait aussi nettement que si c’était déjà fait: ses indiscrétions déformées, publiées en échos de gazette médisante; ses boutades artistiques changées en armes de guerre. Quant à sa lettre de rectification, il savait, aussi bien qu’Olivier, à quoi s’en tenir là-dessus: répondre à un journaliste, c’est perdre son encre; un journaliste à toujours le dernier mot.