Выбрать главу

– Cela est.

Ils n’essaient point de le changer. Il semble qu’à leurs yeux le seul fait d’exister soit une vertu morale. Toutes les faiblesses se sont trouvées, du coup, investies d’une sorte de droit divin. Le monde se démocratise. Autrefois, le roi seul était irresponsable. Aujourd’hui, ce sont tous les hommes, et, de préférence, la canaille. Les admirables conseillers! Avec beaucoup de peine et un soin scrupuleux, ils s’appliquent à démontrer aux faibles à quel point ils sont faibles, et que, de par la nature, il en a été décrété ainsi, de toute éternité. Que reste-t-il aux faibles, qu’à se croiser les bras? Bien heureux, quand ils ne s’admirent point! À force de s’entendre répéter qu’elle est une enfant malade, la femme s’enorgueillit de l’être. On cultive ses lâchetés, on les fait s’épanouir. Qui s’amuserait à conter complaisamment aux enfants qu’il est un âge dans l’adolescence où l’âme qui n’a pas encore trouvé son équilibre, est capable des crimes, du suicide, des pires dépravations physiques et morales, et qui les excuserait, – sur-le-champ, les crimes naîtraient. L’homme même. Il suffit de lui répéter qu’il n’est point libre, pour qu’il ne le soit plus et se livre à la bête. Dites à la femme qu’elle est responsable, maîtresse de son corps et de sa volonté, – et elle le sera. Mais lâches que vous êtes, vous vous gardez bien de le dire: car vous avez intérêt à ce qu’elle ne le sache point!…

Le triste milieu où se trouvait Jacqueline acheva de l’égarer. Depuis qu’elle s’était détachée d’Olivier, elle était rentrée dans ce monde qu’elle méprisait quand elle était jeune fille. Autour d’elle et de ses amies mariées, s’était formée une petite société de jeunes hommes et de jeunes femmes riches, élégants, désœuvrés, intelligents et veules. Il y régnait une liberté absolue de pensée et de propos, que tempérait seulement, en l’assaisonnant, l’esprit. Volontiers ils eussent pris la devise de l’abbaye Rabelaisienne:

Fais ce que Vouldras.

Mais ils se vantaient un peu: car ils ne voulaient pas grand’chose; c’étaient les énervés de Thélème. Ils professaient avec complaisance la liberté des instincts; mais ces instincts chez eux étaient fort effacés; et leur dévergondage restait surtout cérébral. Ils jouissaient de se sentir fondre dans la grande piscine fade et voluptueuse de la civilisation, ce tiède bain de boue, où se liquéfient les énergies humaines, les rudes puissances vitales, l’animalité primitive et ses floraisons de foi, de volonté, de passions et de devoirs. Dans cette pensée gélatineuse, le joli corps de Jacqueline se baignait. Olivier ne pouvait l’en empêcher. Il était, lui aussi, touché par la maladie du temps; il ne se croyait pas le droit d’entraver la liberté de celle qu’il aimait, il ne voulait rien obtenir, si ce n’était par l’amour. Et Jacqueline ne lui en savait aucun gré, puisque sa liberté était pour elle un droit.

Le pire était qu’elle apportait dans ce monde amphibie un cœur entier qui répugnait à toute équivoque: quand elle croyait, elle se donnait; sa petite âme ardente et généreuse, dans son égoïsme même, brûlait tous ses vaisseaux; et, de sa vie en commun avec Olivier, elle avait conservé une intransigeance morale, qu’elle était prête à appliquer jusque dans l’immoralité.

Ses nouveaux amis étaient bien trop prudents pour se montrer aux autres comme ils étaient. S’ils affichaient, en théorie, une liberté complète à l’égard des préjugés de la morale et de la société, ils s’arrangeaient, dans la pratique, de façon à ne rompre en visière avec aucun qui leur fût avantageux; ils se servaient de la morale et de la société, en les trahissant, comme des domestiques infidèles qui volent leurs maîtres. Ils se volaient même les uns les autres, par habitude et par désœuvrement. Il en était plus d’un parmi ces maris, qui savait que sa femme avait des amants. Ces femmes n’ignoraient point que leurs maris avaient des maîtresses. Ils s’en accommodaient. Le scandale ne commence que lorsqu’on fait du bruit. Ces bons ménages reposaient sur une entente tacite entre associés, – entre complices. Mais Jacqueline, plus franche, jouait bon jeu, bon argent. D’abord, être sincère. Et puis, être sincère. Et encore, et toujours, être sincère. La sincérité était aussi une des vertus que prônait la pensée du temps. Mais c’est ici qu’on voit que tout est sain pour les sains, et que tout est corruption pour les cœurs corrompus. Qu’il est laid parfois d’être sincère! C’est un péché pour les médiocres de vouloir lire au fond d’eux-mêmes. Ils y lisent leur médiocrité; et l’amour-propre y trouve encore son compte.

Jacqueline passait son temps à s’étudier dans son miroir; elle y voyait des choses qu’elle eût mieux fait de ne jamais voir: car, après les avoir vues, elle n’avait plus la force d’en détacher les yeux; et, au lieu de les combattre, elle les regardait grossir; elles devenaient énormes, elles finissaient par s’emparer de ses yeux et de sa pensée.

L’enfant ne suffisait pas à remplir sa vie. Elle n’avait pu l’allaiter; le petit dépérissait. Il avait fallu prendre une nourrice. Gros chagrin, d’abord… Ce fut bientôt un soulagement. Le petit se portait maintenant à merveille; il poussait vigoureusement, comme un brave petit gars, qui ne donnait point de tracas, passait son temps à dormir, et criait à peine, la nuit. La nourrice, – une robuste Nivernaise qui n’en était pas à son premier nourrisson et qui, à chaque fois, se prenait pour lui d’une affection animale, jalouse et encombrante, – semblait la véritable mère. Quand Jacqueline exprimait un avis, l’autre n’en faisait qu’à sa tête; et si Jacqueline essayait de discuter, elle finissait par s’apercevoir qu’elle n’y connaissait rien. Elle ne s’était jamais bien remise, depuis la naissance de l’enfant: un commencement de phlébite l’avait abattue; obligée pendant des semaines à l’immobilité, elle se rongeait; sa pensée fiévreuse ressassait indéfiniment la même plainte monotone et hallucinée: «Elle n’avait pas vécu, elle n’avait pas vécu; et maintenant, sa vie était finie…» Car son imagination était frappée: elle se croyait estropiée pour toujours; et une rancune sourde, acre, inavouée, montait en elle contre la cause innocente de son mal, contre l’enfant. C’est là un sentiment moins rare qu’on ne croit; mais on jette un voile dessus; celles même qui l’éprouvent ont honte d’en convenir, dans le secret de leur cœur. Jacqueline se condamnait; un combat se livrait entre son égoïsme et l’amour maternel. Quand elle voyait l’enfant qui dormait comme un bienheureux, elle était attendrie; – mais aussitôt après, elle pensait avec amertume:

– Il m’a tuée.

Et elle ne pouvait refouler une révolte irritée contre le sommeil indifférent de cet être dont elle avait acheté le bonheur, au prix de sa souffrance. Même après qu’elle fut guérie, quand l’enfant fut plus grand, ce sentiment d’hostilité persista obscurément. Comme elle en avait honte, elle le reportait contre Olivier. Elle continuait de se croire malade; et le souci perpétuel de sa santé, ses inquiétudes, qu’entretenaient les médecins, en cultivant son oisiveté qui en était la source, – (séparation de l’enfant, inaction forcée, isolement absolu, semaines de néant à rester étendue, à se faire gaver au lit, comme une bête à l’engrais), – achevèrent de concentrer ses préoccupations sur elle. Étranges cures modernes de la neurasthénie, qui substituent à une maladie du moi une autre maladie, l’hypertrophie du moi! Que ne pratiquez-vous une saignée à leur égoïsme, ou, par quelque réactif moral, que ne ramenez-vous leur sang, s’ils n’en ont pas de trop, de leur tête à leur cœur!

Jacqueline sortit de là, physiquement plus forte, engraissée, rajeunie, – moralement plus malade que jamais. Son isolement de quelques mois avait brisé les derniers liens de pensée qui la rattachaient à Olivier. Tant qu’elle était demeurée près de lui, elle subissait encore l’ascendant de cette nature idéaliste, qui, malgré ses faiblesses, restait constante dans sa foi; elle se débattait en vain contre l’esclavage où la tenait un esprit plus ferme que le sien, contre ce regard qui la pénétrait, qui la forçait à se condamner parfois, quelque dépit qu’elle en eût. Mais dès que le hasard l’eut séparée de cet homme, – qu’elle ne sentit plus peser sur elle son amour clairvoyant, – qu’elle fut libre, – aussitôt succéda à la confiance amicale qui subsistait entre eux, une rancune de s’être ainsi livrée, une haine d’avoir porté si longtemps le joug d’une affection qu’elle ne ressentait plus… Qui dira les rancunes implacables, qui couvent dans le cœur d’un être qu’on aime et dont on se croit aimé? Du jour au lendemain, tout est changé. Elle aimait, la veille, elle le semblait, elle le croyait. Elle n’aime plus. Celui qu’elle a aimé est rayé de sa pensée. Il s’aperçoit tout à coup qu’il n’est plus rien pour elle; et il ne comprend pas: il n’a rien vu du long travail qui se faisait en elle; il ne s’est point douté de l’hostilité secrète qui s’amassait contre lui; il ne veut pas sentir les raisons de cette vengeance et de cette haine. Raisons souvent lointaines, multiples et obscures, – certaines, ensevelies sous les voiles de l’alcôve, – d’autres, d’amour-propre blessé, secrets du cœur aperçus et jugés, – d’autres… qu’en sait-elle, elle-même? Il est telle offense cachée, qu’on lui fit sans le savoir, et qu’elle ne pardonnera jamais. Jamais on ne parviendra à la connaître, et elle-même ne la connaît plus bien; mais l’offense est inscrite dans sa chair: jamais sa chair n’oubliera.