Contre cet effrayant courant de désaffection, il eût fallu pour lutter être un autre homme qu’Olivier, – plus près de la nature, plus simple et plus souple à la fois, ne s’embarrassant pas de scrupules sentimentaux, riche d’instincts, et capable, au besoin, d’actes que sa raison eût désavoués. Il était vaincu d’avance, découragé: trop lucide, il reconnaissait depuis longtemps en Jacqueline une hérédité plus forte que la volonté, l’âme de la mère; il la voyait tomber, comme une pierre, au fond de sa race; et, faible et maladroit, tous les efforts qu’il tentait accéléraient la chute. Il se contraignait au calme. Elle, par un calcul inconscient, tâchait de l’en faire sortir, de lui faire dire des choses violentes, brutales, grossières, afin de se donner des raisons de le mépriser. S’il cédait à la colère, elle le méprisait. S’il en avait honte ensuite et prenait un air humilié, elle le méprisait encore plus. Et s’il ne cédait pas à la colère, s’il ne voulait pas céder, – alors, elle le haïssait. Et le pire de tout: ce silence où ils se muraient, des jours, l’un en face de l’autre. Silence asphyxiant, affolant, où les plus doux des êtres finissent par devenir enragés, où ils sentent par moments un désir de faire du mal, de crier, de faire crier. Silence, noir silence, où l’amour achève de se désagréger, où les êtres, comme des mondes, chacun sur son orbite, s’enfoncent dans la nuit… Ils en étaient venus à un point, où tout ce qu’ils faisaient, même pour se rapprocher, était une cause d’éloignement. Leur vie était intolérable. Un hasard précipita les événements.
Depuis un an, Cécile Fleury venait souvent chez les Jeannin. Olivier l’avait rencontrée chez Christophe; puis, Jacqueline l’invita; et Cécile continua de les voir, même après que Christophe s’était séparé d’eux. Jacqueline avait été bonne pour elle: bien qu’elle ne fût guère musicienne et qu’elle trouvât Cécile un peu commune, elle goûtait le charme de son chant et son influence apaisante. Olivier avait plaisir à faire de la musique avec elle. Peu à peu, elle était devenue une amie de la maison. Elle inspirait confiance: quand elle entrait dans le salon des Jeannin, avec ses yeux francs, son air de santé, de bon rire un peu gros qui faisait du bien à entendre, c’était comme un rayon de soleil qui pénétrait au milieu du brouillard. Le cœur d’Olivier et de Jacqueline en éprouvait un soulagement. Lorsqu’elle partait, ils avaient envie de lui dire:
– Restez, restez encore, j’ai froid!
Pendant l’absence de Jacqueline, Olivier avait vu Cécile plus souvent; et il ne put lui cacher un peu de ses chagrins. Il le fit avec l’abandon irréfléchi d’une âme faible et tendre qui étouffe, qui a besoin de se confier, et qui se livre. Cécile en fut touchée; elle lui versa le baume de ses paroles maternelles. Elle les plaignait tous deux; elle engageait Olivier à ne pas se laisser abattre. Mais soit qu’elle sentît plus que lui la gêne de ces confidences, soit pour quelque autre raison, elle trouva des prétextes pour venir moins souvent. Sans doute, il lui semblait qu’elle n’agissait pas loyalement envers Jacqueline, elle n’avait pas le droit de connaître ces secrets. Olivier interpréta ainsi son éloignement; et il l’approuva: car il se reprochait d’avoir parlé. Mais l’éloignement lui fit sentir ce que Cécile était devenue pour lui. Il s’était habitué à partager ses pensées avec elle; elle seule le délivrait de la peine qui l’oppressait. Il était trop expert à lire dans ses sentiments pour douter du nom qu’il fallait donner à celui-ci. Il n’en eût rien dit à Cécile. Mais il ne résista pas au besoin d’écrire pour lui ce qu’il sentait. Il était revenu depuis peu à la dangereuse habitude de s’entretenir sur le papier avec sa pensée. Il s’en était guéri pendant ses années d’amour; mais à présent qu’il se retrouvait seul, la manie héréditaire l’avait repris: c’était un soulagement lorsqu’il souffrait, et une nécessité d’artiste qui s’analyse. Ainsi, il se décrivait, il écrivait ses peines, comme s’il les disait à Cécile, – plus librement, puisqu’elle ne les lirait jamais.
Et le hasard voulut que ces pages tombassent sous les yeux de Jacqueline. C’était un jour où elle se sentait plus près d’Olivier qu’elle ne l’avait été depuis des années. En rangeant son armoire, elle avait relu les vieilles lettres d’amour qu’il lui envoyait: elle en avait été émue jusqu’à pleurer. Assise à l’ombre de l’armoire, sans pouvoir achever le rangement, elle avait revécu tout son passé; et elle avait un remords douloureux de l’avoir détruit. Elle songeait au chagrin d’Olivier: jamais elle n’avait pu, de sang-froid, en envisager la pensée; elle pouvait l’oublier; mais elle ne pouvait supporter l’idée qu’il souffrît par elle. Elle avait le cœur déchiré. Elle eût voulu se jeter dans ses bras, lui dire:
– Ah! Olivier, Olivier, qu’est-ce que nous avons fait? Nous sommes fous, nous sommes fous! Ne nous faisons plus souffrir!
S’il était rentré, à ce moment!…
Et ce fut à ce moment, justement, qu’elle trouva ces lettres… Tout fut fini. – Pensa-t-elle qu’Olivier l’avait réellement trompée? Peut-être. Mais qu’importe? La trahison pour elle n’était pas tant dans l’acte, que dans la volonté. Elle eût pardonné plus aisément à celui qu’elle aimait d’avoir une maîtresse, que d’avoir en secret donné son cœur à une autre. Et elle avait raison.
– La belle affaire! diront certains… – (Les pauvres êtres, qui ne souffrent d’une trahison d’amour, que si elle est consommée!… Quand le cœur reste fidèle, les vilenies du corps sont peu de chose. Quand le cœur a trahi, le reste n’est plus rien)…
Jacqueline ne pensa pas une minute à reconquérir Olivier. Trop tard! Elle ne l’aimait plus assez. Ou peut-être qu’elle l’aimait trop… Non, ce n’était pas de la jalousie! C’était toute sa confiance qui s’écroulait, tout ce qui lui restait secrètement de foi et d’espoir en lui. Elle ne se disait pas qu’elle en avait fait fi qu’elle l’avait découragé, poussé à cet amour, que cet amour était innocent, et que l’on n’est pas le maître, enfin, d’aimer ou de n’aimer point. Il ne lui venait pas à l’idée de comparer à cet entraînement sentimental son flirt avec Christophe: Christophe, elle ne l’aimait point, il ne comptait point! Dans son exagération passionnée, elle pensa qu’Olivier lui mentait, et qu’elle n’était plus rien pour lui. Le dernier appui lui manquait, au moment où elle tendait la main pour le saisir… Tout était fini.