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Olivier aurait eu beau jeu à leur répondre:

– Pour travailler, il faut manger. Qui lui donnera du pain?

Mais cela ne les eût pas interloqués. Ils eussent répondu, avec leur splendide sérénité:

– C’est un détail. Il faut souffrir.

Naturellement, c’étaient des gens du monde, qui professaient ces théories stoïques. Tel, ce millionnaire, répliquant à un naïf, qui lui demandait son secours pour un artiste dans la misère:

– Mais, monsieur, Mozart est mort de misère!

Ils eussent trouvé de mauvais goût qu’Olivier leur dit que Mozart n’eût pas demandé mieux que de vivre et que Christophe y était résolu.

*

Christophe était excédé de ces cancans de portières. Il se demandait s’ils dureraient toujours. – Mais après quinze jours, ce fut fini. Les journaux ne parlèrent plus de lui. Seulement, il était connu. Quand on prononçait son nom, chacun disait, non pas:

– L’auteur de David ou de Gargantua?

mais:

– Ah! oui, l’homme du Grand Journal!…

C’était la célébrité.

Olivier s’en aperçut, au nombre de lettres que recevait Christophe, et qu’il recevait lui-même, par ricochet: offres de librettistes [4], propositions d’entrepreneurs de concerts, protestations d’amis de la dernière heure qui avaient été souvent des ennemis de la première, invitations de femmes. On lui demandait aussi son avis, pour des enquêtes de journaux: sur la dépopulation de la France, sur l’art idéaliste, sur le corset des femmes, sur le nu au théâtre, – s’il ne croyait pas que l’Allemagne était en décadence, que la musique était finie, etc., etc. Ils en riaient ensemble. Mais, tout en s’en moquant, ne voilà-t-il pas que Christophe, ce Huron [5], acceptait les invitations à dîner! Olivier n’en croyait pas ses yeux.

– Toi? disait-il.

– Moi. Parfaitement, répondait Christophe, goguenard. Tu croyais qu’il n’y avait que toi pour aller voir les madames? À mon tour, mon petit! Je veux m’amuser!

– T’amuser? Mon pauvre vieux!

La vérité était que Christophe depuis si longtemps vivait enfermé chez lui, qu’il était pris soudain d’un besoin violent d’en sortir. Et puis, il éprouvait une joie naïve à humer la gloire nouvelle. Il s’ennuya d’ailleurs copieusement dans ces soirées, et trouva le monde idiot. Mais quand il rentrait, malignement il disait le contraire à Olivier. Il allait chez les gens; mais il n’y retournait pas; il trouvait des prétextes saugrenus, d’un sans-gêne effarant, pour esquiver leurs réinvitations. Olivier en était scandalisé. Christophe riait aux éclats. Il n’allait pas dans les salons pour cultiver sa renommée, mais pour renouveler sa provision de vie, son musée de regards, de gestes, de timbres de voix, tout ce matériel de formes, de sons et de couleurs, dont l’artiste a besoin d’enrichir périodiquement sa palette. Un musicien ne se nourrit pas seulement de musique. Une inflexion de la parole humaine, le rythme d’un geste, l’harmonie d’un sourire, lui suggèrent plus de musique que la symphonie d’un confrère. Mais il faut ajouter que cette musique des visages et des âmes est aussi fade et peu variée, dans les salons, que la musique des musiciens. Chacun a sa manière, et s’y fige. Le sourire d’une jolie femme est aussi stéréotypé, dans la grâce étudiée, qu’une mélodie parisienne. Les hommes sont encore plus insipides que les femmes. Sous l’influence débilitante du monde, les énergies s’émoussent, les caractères originaux s’atténuent et s’effacent, avec une rapidité effrayante. Christophe était frappé du nombre de morts et de mourants qu’il rencontrait parmi les artistes: tel jeune musicien, plein de sève et de génie, que le succès avait annulé; il ne pensait plus qu’à renifler les flagorneries dont on l’asphyxiait, à jouir, et à dormir. Ce qu’il deviendrait, vingt ans plus tard, on le voyait, à l’autre coin du salon, sous la forme de ce vieux maître pommadé, riche, célèbre, membre de toutes les Académies, arrivé au faîte, n’ayant plus, semblait-il, rien à craindre et rien à ménager, qui s’aplatissait devant tous, peureux devant l’opinion, le pouvoir, et la presse, n’osant dire ce qu’il pensait, et d’ailleurs ne pensant plus, n’existant plus, s’exhibant, âne chargé de ses propres reliques.

Derrière chacun de ces artistes et de ces gens d’esprit, qui avaient été grands ou qui auraient pu l’être, on pouvait être sûr qu’il y avait une femme qui les rongeait. Elles étaient toutes dangereuses, celles qui étaient sottes, et celles qui ne l’étaient point; celles qui aimaient, et celles qui s’aimaient; les meilleures étaient les pires: car elles étouffaient d’autant plus sûrement l’artiste sous l’éteignoir de leur affection malavisée, qui de bonne foi s’appliquait à domestiquer le génie, à la niveler, élaguer, ratisser, parfumer, jusqu’à ce qu’il fût à la mesure de leur sensibilité, de leur petite vanité, de leur médiocrité, et de celle de leur monde.

Bien que Christophe ne fît que passer dans ce monde, il en vit assez pour sentir le danger. Plus d’une cherchait à l’accaparer pour son salon, pour son service; et Christophe n’avait pas été sans happer à demi l’hameçon des sourires prometteurs. Sans son robuste bon sens et l’exemple inquiétant des transformations opérées autour d’elles par les modernes Circés [6], il n’eût pas échappé. Mais il ne tint pas à grossir le troupeau de ces belles gardeuses de dindons. Le risque eût été plus grand pour lui, si elles avaient été moins à le poursuivre. À présent que tous étaient bien convaincus qu’ils avaient un génie parmi eux, suivant leur habitude, ils s’évertuaient à l’étouffer. Ces gens-là n’ont qu’une idée, quand ils voient une fleur: la mettre en pot, – un oiseau: le mettre en cage, – un homme libre: en faire un valet.

Christophe, un moment troublé, se ressaisit aussitôt, et les envoya tous promener.

*

Le destin est ironique. Il laisse passer les insouciants à travers les mailles de son filet; mais ce qu’il se garde bien de manquer, ce sont ceux qui se méfient, les prudents, les avertis. Ce ne fut pas Christophe qui fut pris dans la nasse parisienne, ce fut Olivier.

Il avait bénéficié du succès de son ami: la renommée de Christophe avait rejailli sur lui. Il était plus connu maintenant, pour avoir été l’homme qui avait découvert Christophe, que pour tout ce qu’il avait écrit depuis six ans. Il reçut donc sa part des invitations adressées à Christophe; et il l’accompagna, dans l’intention de le surveiller discrètement. Sans doute, était-il trop absorbé par cette tâche, pour se surveiller lui-même. L’amour passa, et le prit.

C’était une blonde adolescente, maigre et charmante, aux fins cheveux ondulant comme de petits flots autour du front étroit et limpide, de fins sourcils sur des paupières un peu lourdes, les yeux d’un bleu de pervenche, un nez délicat aux narines palpitantes, les tempes légèrement creusées, le menton capricieux, une bouche spirituelle et voluptueuse, aux coins relevés, le sourire «parmesanesque» d’un petit faune pur. Elle avait le cou long et frêle, le corps d’une maigreur élégante, quelque chose d’heureux et de soucieux, dans sa jeune figure qu’enveloppait l’énigme inquiétante du printemps qui s’éveille, – Frühlingserwachen. – Elle se nommait Jacqueline Langeais.