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La fillette se confiait. Elle allait faire visite à sa grande amie, quand son cœur était gonflé. À quelque moment qu’elle vînt, elle était sûre de trouver les mêmes yeux indulgents, qui verseraient en elle un peu de leur tranquillité. Elle ne parlait guère à la tante de ses passionnettes imaginaires: elle en aurait eu honte; elle sentait que ce n’était point vrai. Mais elle disait ses inquiétudes vagues et profondes, plus réelles, seules réelles.

– Tante, soupirait-elle parfois, je voudrais tant être heureuse!

– Pauvre petite! disait Marthe, en souriant.

Jacqueline appuyait sa tête contre les genoux de la tante, et, baisant les mains qui la caressaient:

– Est-ce que je serai heureuse? Tante, dis-moi, est-ce que je serai heureuse?

– Je ne sais pas, ma chérie. Cela dépend un peu de toi… On peut toujours être heureux, quand on veut.

Jacqueline était incrédule.

– Est-ce que tu es heureuse, toi?

Marthe souriait mélancoliquement.

– Oui.

– Non? vrai? tu es heureuse?

– Est-ce que tu ne le crois pas?

– Si. Mais…

Jacqueline s’arrêtait.

– Quoi donc?

– Moi, je voudrais être heureuse, mais pas de la même façon que toi.

– Pauvre petit! Je l’espère aussi, dit Marthe.

– Non, continuait Jacqueline, en secouant la tête avec dérision, moi, d’abord, je ne pourrais pas.

– Moi non plus, je n’aurais pas cru que je pourrais. La vie vous apprend à pouvoir bien des choses.

– Oh! mais je ne veux pas apprendre, protestait Jacqueline, inquiète. Je veux être heureuse comme je veux, moi.

– Tu serais bien embarrassée, si on te demandait comment!

– Je sais très bien ce que je veux.

Elle voulait beaucoup de choses. Mais quand il s’agissait de les dire, elle n’en trouvait plus qu’une, qui revenait toujours, comme un refrain:

– D’abord, je voudrais qu’on m’aime.

Marthe cousait, en silence. Après un moment, elle dit:

– Et à quoi cela te servira-t-il, si tu n’aimes pas?

Jacqueline, interloquée, s’exclama:

– Mais, tante, bien sûr que je ne parle que de ce que j’aime! Le reste, ça ne compte pas.

– Et si tu n’aimais rien?

– Quelle idée! On aime toujours, toujours.

Marthe secouait la tête, d’un air de doute.

– On n’aime pas, dit-elle. On veut aimer. Aimer est une grâce de Dieu, la plus grande. Prie-le qu’il te la fasse.

– Et si on ne m’aime pas?

– Même si on ne t’aime pas. Tu seras encore plus heureuse.

La figure de Jacqueline s’allongea; elle prit une mine boudeuse:

– Je ne veux pas, dit-elle. Cela ne me ferait aucun plaisir.

Marthe rit affectueusement, regarda Jacqueline, soupira, puis se remit à son ouvrage.

– Pauvre petite! fit-elle encore.

– Mais pourquoi dis-tu toujours: pauvre petite? demanda Jacqueline, pas très rassurée. Je ne veux pas être une pauvre petite. Je veux tant, tant être heureuse!

– C’est bien pour cela que je dis: Pauvre petite!

Jacqueline boudait un peu. Mais cela ne durait pas longtemps. Le bon rire de Marthe la désarmait. Elle l’embrassait, en feignant d’être fâchée. Au fond, on ne laisse pas, à cet âge, d’être secrètement flatté des présages mélancoliques pour plus tard, beaucoup plus tard. De loin, le malheur s’auréole de poésie; et l’on ne craint rien tant que la médiocrité de la vie.

Jacqueline ne s’apercevait point que le visage de la tante devenait toujours plus blême. Elle remarquait bien que Marthe sortait de moins en moins; mais elle l’attribuait à sa manie casanière, dont elle se moquait. Une ou deux fois, en venant faire visite, elle croisa le médecin qui sortait. Elle avait demandé à la tante:

– Est-ce que tu es malade?

Marthe répondait:

– Ce n’est rien.

Mais voici qu’elle cessait même de venir au dîner hebdomadaire chez les Langeais. Jacqueline, indignée, alla lui en faire des reproches amers.

– Ma chérie, disait doucement Marthe, je suis un peu fatiguée.

Mais Jacqueline ne voulait rien entendre. Mauvais prétexte!

– Belle fatigue, de venir chez nous, deux heures par semaine! Tu ne m’aimes pas. Tu n’aimes que le coin de ton feu.

Mais quand elle raconta chez elle, toute fière, son algarade, Langeais la tança vertement:

– Laisse ta tante tranquille! Tu ne sais donc pas que la pauvre femme est très malade!

Jacqueline pâlit; et, d’une voix tremblante, elle demanda ce qu’avait la tante. On ne voulait pas le lui dire. À la fin, elle réussit à savoir que Marthe se mourait d’un cancer à l’intestin; il y en avait pour quelques mois.

Jacqueline eut des jours d’épouvante. Elle se rassurait un peu, quand elle voyait la tante. Marthe, par bonheur, ne souffrait pas trop. Elle gardait son sourire tranquille, qui, sur son visage diaphane, paraissait le reflet d’une lampe intérieure. Jacqueline se disait:

– Non, ce n’est pas possible, ils se sont trompés, elle ne serait pas si calme…

Elle reprenait le récit de ses petites confidences, auxquelles Marthe prêtait encore plus d’intérêt qu’avant. Seulement, parfois, au milieu de la conversation, la tante sortait de la chambre, sans trahir qu’elle souffrît; et elle ne reparaissait que lorsque la crise était passée et ses traits rassérénés. Elle ne voulait point d’allusion à son état, elle essayait de le cacher; peut-être avait-elle besoin de n’y pas trop penser: le mal, dont elle se savait rongée, lui faisait horreur, elle en détournait son esprit; tout son effort était de ne plus troubler la paix de ses derniers mois. Le dénouement fut plus prompt qu’on ne pensait. Bientôt elle ne reçut plus personne que Jacqueline. Puis, les visites de Jacqueline durent devenir plus brèves, Puis, vint le jour de la séparation. Marthe, étendue dans son lit, d’où elle ne sortait plus depuis des semaines, prit congé tendrement de sa petite amie, avec des mots très doux et consolants. Et puis, elle s’enferma, pour mourir.

Jacqueline passa par des mois de désespoir. La mort de Marthe coïncidait avec les pires heures de cette détresse morale, contre laquelle Marthe était la seule à la défendre. Elle se trouva dans un abandon indicible. Elle aurait eu besoin d’une foi, qui la soutînt. Il semblait que ce soutien n’aurait pas dû lui manquer: on lui avait fait pratiquer ses devoirs religieux; sa mère les pratiquait exactement aussi. Mais voilà, justement: sa mère les pratiquait; mais la tante Marthe ne les pratiquait pas. Et le moyen de ne pas faire la comparaison! Les yeux d’enfant saisissent bien des mensonges, que les plus âgés ne pensent plus à remarquer; ils notent bien des faiblesses et des contradictions. Jacqueline observait que sa mère et ceux qui disaient croire avaient aussi peur de la mort que s’ils n’avaient pas cru. Non, ce n’était pas là un soutien suffisant… Par là-dessus, des expériences personnelles, des révoltes, des répugnances, un confesseur maladroit qui l’avait blessée… Elle continuait de pratiquer, mais sans foi, comme on fait des visites, parce qu’on est bien élevée. La religion, comme le monde, lui paraissait néant. Son seul recours était le souvenir de la morte, dont elle s’enveloppait. Elle avait beaucoup à se reprocher envers celle que, naguère, son égoïsme juvénile négligeait et qu’aujourd’hui il appelait en vain. Elle idéalisait sa figure; et le grand exemple que Marthe lui avait laissé d’une vie profonde et recueillie lui faisait prendre en dégoût la vie du monde, sans sérieux et sans vérité. Elle n’en voyait plus que les hypocrisies; et ces aimables compromissions, qui, en d’autres temps, l’eussent amusée, la révoltaient. Elle avait une hyperesthésie morale: tout la faisait souffrir; sa conscience était à nu. Ses yeux s’ouvrirent sur certains faits, qui avaient échappé jusque-là à son insouciance. Un d’entre eux la blessa jusqu’au sang.