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Christophe avait de la sympathie pour ces hommes qui cherchent moins ? para?tre qu’? ?tre, et qui, sous le vernis r?cent d’un industrialisme germano-am?ricain, conservent certains des traits les plus reposants de l’Ancienne Europe rustique et bourgeoise. Il s’?tait fait parmi eux deux ou trois bons amis, graves, s?rieux et fid?les, qui vivaient isol?s et mur?s dans leurs regrets du pass?; ils assistaient ? la disparition lente de la vieille Suisse, avec une sorte de fatalisme religieux, un pessimisme calviniste: de grandes ?mes grises. Christophe les voyait rarement. Ses blessures anciennes s’?taient cicatris?es en apparence; mais elles avaient ?t? trop profondes pour gu?rir tout ? fait. Il avait peur de renouer des liens avec les hommes. Il avait peur de se reprendre ? la cha?ne d’affections et de douleurs. C’?tait un peu pour cela qu’il se trouvait bien dans un pays o? il ?tait facile de vivre ? l’?cart, ?tranger parmi la foule des ?trangers. Au reste, il ?tait rare qu’il s?journ?t longtemps au m?me lieu; il changeait souvent de g?te: vieil oiseau nomade, qui a besoin d’espace, et pour qui la patrie est dans l’air… «Mein Reich ist in der Luft…»

*

Un soir d’?t?.

Il se promenait dans la montagne, au-dessus d’un village. Il allait, son chapeau ? la main, par un chemin en lacets qui montait. Arriv? ? un tournant, le sentier sinuait, ? l’ombre, entre deux pentes; des buissons de noisetiers, des sapins, le bordaient. C’?tait comme un petit monde ferm?. ? l’un et l’autre coude, le chemin semblait fini, cabr? au bord du vide. Au del?, des lointains bleu?tres, l’air lumineux. Le calme du soir s’?pandait goutte ? goutte, comme un filet d’eau qui tintait sous la mousse…

Elle apparut, ? l’autre tournant de la route. V?tue de noir, elle se d?tachait sur la clart? du ciel; derri?re elle, deux enfants, un gar?on et une fille, de six ? huit ans, jouaient, cueillaient des fleurs. ? quelques pas, ils se reconnurent. Leur ?motion se trahit dans leurs yeux; mais nulle exclamation, ? peine un geste de surprise. Lui, tr?s troubl?; elle… ses l?vres tremblaient un peu. Ils s’arr?t?rent. Presque ? voix basse:

– Grazia!

– Vous, ici!

Ils se donn?rent la main, et rest?rent sans parler. La premi?re, Grazia fit un effort pour rompre le silence. Elle dit o? elle habitait, demanda o? il ?tait. Questions et r?ponses machinales, qu’ils ?coutaient ? peine, qu’ils entendirent apr?s, quand ils furent s?par?s: ils se contemplaient. Les enfants l’avaient rejointe. Elle les lui pr?senta. Il ?prouvait pour eux un sentiment hostile. Il les regarda sans bont?, et ne dit rien: il ?tait plein d’elle, uniquement occup? ? ?tudier son beau visage souffrant et vieilli. Elle ?tait g?n?e par ses yeux. Elle dit:

– Voulez-vous venir, ce soir?

Elle nomma l’h?tel.

Il demanda o? ?tait son mari. Elle montra son deuil. Il ?tait trop ?mu pour continuer l’entretien. Il la quitta gauchement. Mais apr?s avoir fait deux pas, il revint vers les enfants, qui cueillaient des fraises, il les prit avec brusquerie, les embrassa, et se sauva.

Le soir, il vint ? l’h?tel. Elle ?tait sur la v?randa vitr?e. Ils s’assirent ? l’?cart. Peu de monde: deux ou trois vieilles personnes. Christophe ?tait sourdement irrit? de leur pr?sence. Grazia le regardait. Il regardait Grazia, en r?p?tant son nom, tout bas.

– J’ai bien chang?, n’est-ce pas, dit-elle.

Il avait le c?ur gonfl? d’?motion.

– Vous avez souffert, dit-il.

– Vous aussi, fit-elle avec piti?, en regardant son visage ravag? par la peine et par la passion.

Ils ne trouv?rent plus de mots.

– Je vous en prie, dit-il apr?s un instant, allons ailleurs! Est-ce que nous ne pouvons pas nous parler dans un lieu o? nous soyons seuls?

– Non, mon ami, restons, restons ici, nous sommes bien. Qui fait attention ? nous?

– Je ne suis pas libre de parler.

– Cela est mieux, ainsi.

Il ne comprit pas pourquoi. Plus tard, quand il repassa l’entretien dans sa m?moire, il pensa qu’elle n’avait pas confiance en lui. Mais c’?tait qu’elle avait une peur instinctive des sc?nes d’?motion; elle cherchait un abri contre les surprises de leurs c?urs; m?me, elle aimait la g?ne de cette intimit? dans un salon d’h?tel, qui prot?geait la pudeur de son trouble secret.

Ils se dirent ? mi-voix, avec de fr?quents silences, les grandes lignes de leur vie. Le comte Ber?ny avait ?t? tu? en duel, quelques mois auparavant; et Christophe comprit qu’elle n’avait pas ?t? tr?s heureuse avec lui. Elle avait aussi perdu un enfant, son premier-n?. Elle ?vitait toute plainte. Elle d?tourna l’entretien d’elle-m?me, pour interroger Christophe, et elle t?moigna, au r?cit de ses ?preuves, une affectueuse compassion.

Les cloches sonnaient. C’?tait un dimanche soir. La vie ?tait suspendue…

Elle lui demanda de revenir, le surlendemain. Il fut afflig? de ce qu’elle f?t si peu press?e de le revoir. En son c?ur se m?laient le bonheur et la peine.

Le lendemain, sous un pr?texte, elle lui ?crivit de venir. Ce mot banal le ravit. Elle le re?ut, cette fois, dans son salon particulier. Elle ?tait avec ses deux enfants. Il les regarda, avec un peu de trouble encore et beaucoup de tendresse. Il trouva que la petite, – l’a?n?e, – ressemblait ? sa m?re; il ne demanda pas ? qui ressemblait le gar?on. Ils caus?rent du pays, du temps, des livres ouverts sur la table; – leurs yeux tenaient un autre langage. Il comptait parvenir ? lui parler plus intimement. Mais entra une amie d’h?tel. Il vit l’aimable politesse, avec laquelle Grazia recevait cette ?trang?re; elle ne semblait pas faire de diff?rence entre ses deux visiteurs. Il en fut afflig?; il ne lui en voulut pas. Elle proposa une promenade ensemble, il accepta; la compagnie de cette autre femme, pourtant jeune et agr?able, le gla?a; et sa journ?e fut g?t?e.

Il ne revit plus Grazia que deux jours apr?s. Pendant ces deux jours, il ne v?cut que pour l’heure qu’il allait passer avec elle. – Cette fois encore, il ne r?ussit pas mieux ? lui parler. Tout en se montrant bonne, elle ne se d?partait pas de sa r?serve. Christophe y ajouta par quelques effusions de sentimentalit? germanique, qui la g?n?rent, et contre lesquelles, d’instinct, elle r?agit.

Il lui ?crivit une lettre, qui la toucha. Il disait que la vie ?tait si courte! Et la leur, si avanc?e, d?j?! Ils n’avaient plus que peu de temps ? se voir: il ?tait douloureux et presque criminel de ne pas en profiter pour se parler librement.

Elle r?pondit, par un mot affectueux: elle s’excusait de garder, malgr? elle, une certaine m?fiance, depuis que la vie l’avait bless?e; cette habitude de r?serve, elle ne pouvait la perdre; toute manifestation trop vive, m?me d’un sentiment vrai, la choquait, l’effrayait. Mais elle sentait le prix de l’amiti? retrouv?e; et elle en ?tait aussi heureuse que lui. Elle le priait de venir d?ner, le soir.

Son c?ur fut inond? de reconnaissance. Dans sa chambre d’h?tel, couch? sur son lit, la t?te dans ses oreillers, il sanglota. C’?tait la d?tente de dix ans de solitude. Car depuis la mort d’Olivier, il ?tait rest? seul. Cette lettre apportait le mot de r?surrection pour son c?ur affam? de tendresse. La tendresse!… Il croyait y avoir renonc?: il lui avait bien fallu apprendre ? s’en passer! Il sentait aujourd’hui combien elle lui manquait, et tout ce qu’il avait accumul? d’amour.

Douce et sainte soir?e… Il ne put lui parler que de sujets indiff?rents, malgr? leur intention de ne se cacher rien. Mais que de choses bienfaisantes il dit sur le piano, o? elle l’invita du regard ? lui parler! Elle ?tait frapp?e de l’humilit? de c?ur de cet homme, qu’elle avait connu orgueilleux et violent. Quand il partit, l’?treinte silencieuse de leurs mains dit qu’ils s’?taient retrouv?s, qu’ils ne se perdraient plus. – Il pleuvait, sans un souffle de vent. Le c?ur de Christophe chantait…

Elle ne devait plus rester que quelques jours dans le pays; et elle ne retarda pas d’une heure son d?part, sans qu’il os?t le lui demander, ni s’en plaindre. Le dernier jour, ils se promen?rent seuls, avec les enfants; ? un moment, il ?tait si plein d’amour et de bonheur qu’il voulut le lui dire; mais, d’un geste tr?s doux, elle l’arr?ta, en souriant: