Выбрать главу
*

Sa création musicale avait pris des formes sereines. Ce n’étaient plus les orages du printemps, qui naguère s’amassaient, éclataient, disparaissaient. C’étaient les blancs nuages de l’été, montagnes de neige et d’or, grands oiseaux de lumière, qui planent avec lenteur et remplissent le ciel… Créer! Moissons qui mûrissent, au soleil calme d’août…

D’abord, une torpeur vague et puissante, l’obscure joie de la grappe pleine, de l’épi gonflé, de la femme enceinte qui couve son fruit mûr. Un bourdonnement d’orgue; la ruche où les abeilles chantent, au fond du panier… De cette musique sombre et dorée, comme un rayon de miel d’automne, peu à peu se détache le rythme qui la mène; la ronde des planètes se dessine; elle tourne…

Alors, la volonté paraît. Elle saute sur la croupe du rêve hennissant qui passe, et le serre entre ses genoux. L’esprit reconnaît les lois du rythme qui l’entraîne; il dompte les forces déréglées, et leur fixe la voie et le but où il va. La symphonie de la raison et de l’instinct s’organise. L’ombre s’éclaire. Sur le long ruban de route qui se déroule, se marquent par étapes des foyers lumineux, qui seront à leur tour dans l’œuvre en création les noyaux de petits mondes planétaires enchaînés à l’enceinte de leur système solaire…

Les grandes lignes du tableau sont désormais arrêtées. À présent, son visage surgit de l’aube incertaine. Tout se précise: l’harmonie des couleurs et le trait des figures. Pour accomplir l’ouvrage, toutes les ressources de l’être sont mises à réquisition. La cassolette de mémoire s’ouvre, et ses parfums s’exhalent. L’esprit déchaîne les sens; il les laisse délirer, et se tait; mais, tapi à l’affût, il guette et il choisit sa proie.

Tout est prêt: l’équipe de manœuvres exécute, avec les matériaux ravis aux sens, l’œuvre dessinée par l’esprit. Il faut au grand architecte de bons ouvriers qui sachent leur métier et ne ménagent point leurs forces. La cathédrale s’achève.

«Et Dieu contemple son œuvre. Et il voit qu’elle n’est pas bonne encore

L’œil du maître embrasse l’ensemble de sa création; sa main parfait l’harmonie.

Le rêve est accompli. Te Deum

Les blancs nuages de l’été, grands oiseaux de lumière, planent avec lenteur; et le ciel tout entier est couvert de leurs ailes.

*

Il s’en fallait pourtant que sa vie fût réduite à son art. Un homme de sa sorte ne peut se passer d’aimer; et non pas seulement de cet amour égal, que l’esprit de l’artiste répand sur tout ce qui est: non, il faut qu’il préfère; il faut qu’il se donne à des êtres de son choix. Ce sont les racines de l’arbre. Par là se renouvelle tout le sang de son cœur.

Le sang de Christophe n’était pas près d’être tari. Un amour le baignait, – le meilleur de sa joie. Un double amour, pour la fille de Grazia et le fils d’Olivier. Dans sa pensée, il unissait les deux enfants. Il allait les unir, dans la réalité.

Georges et Aurora s’étaient rencontrés chez Colette. Aurora habitait dans la maison de sa cousine. Elle passait une partie de l’année à Rome, le reste du temps à Paris. Elle avait dix-huit ans, Georges cinq ans de plus. Grande, droite, élégante, la tête petite et la face large, blonde, le teint hâlé, une ombre de duvet sur la lèvre, les yeux clairs dont le regard riant ne se fatiguait pas à penser, le menton un peu charnu, les mains brunes, de beaux bras ronds et robustes et la gorge bien faite, elle avait l’air gai, matériel et fier. Nullement intellectuelle, très peu sentimentale, elle avait hérité de sa mère sa nonchalante paresse. Elle dormait à poings fermés, onze heures, tout d’un trait. Le reste du temps, elle flânait, en riant, à demi éveillée. Christophe la nommait Dornröschen, la Belle au Bois dormant. Elle lui rappelait sa petite Sabine. Elle chantait en se couchant, elle chantait en se levant, elle riait sans raison, d’un bon rire enfantin, en avalant son rire, comme un hoquet. On ne savait pas à quoi elle passait ses journées. Tous les efforts de Colette pour la parer de ce brillant factice, qu’on plaque aisément sur l’esprit des jeunes filles, comme un vernis laqué, avaient été perdus: le vernis ne tenait point. Elle n’apprenait rien; elle mettait des mois à lire un livre, qu’elle trouvait très beau, sans pouvoir se souvenir, huit jours après, du titre ni du sujet; elle faisait sans trouble des fautes d’orthographe et, quand elle parlait de choses savantes, commettait des erreurs drolatiques. Elle était rafraîchissante par sa jeunesse, sa gaieté, son manque d’intellectualisme, même par ses défauts, par son étourderie qui touchait quelquefois à l’indifférence, par son naïf égoïsme. Si spontanée, toujours! Cette petite fille, simple et paresseuse, savait être, à ses heures, coquette, innocemment: alors, elle tendait ses lignes aux petits jeunes gens, elle faisait de la peinture en plein air, jouait des nocturnes de Chopin, promenait des livres de poésie qu’elle ne lisait point, avait des conversations idéalistes et des chapeaux qui ne l’étaient pas moins.

Christophe l’observait et riait sous cape. Il avait pour Aurora une tendresse paternelle, indulgente et railleuse. Et il avait aussi une piété secrète, qui s’adressait à celle qu’il avait aimée autrefois et qui reparaissait, avec une jeunesse nouvelle, pour un autre amour que le sien. Personne ne connaissait la profondeur de son affection. La seule à la soupçonner était Aurora. Depuis son enfance, elle avait presque toujours vu Christophe auprès d’elle; elle le considérait comme quelqu’un de la famille. Dans ses peines d’autrefois, moins aimée que son frère, elle se rapprochait instinctivement de Christophe. Elle devinait en lui une peine analogue; il voyait son chagrin; et sans se les confier, ils les mettaient en commun. Plus tard, elle avait découvert le sentiment qui unissait sa mère et Christophe; il lui semblait qu’elle était du secret, quoiqu’ils ne l’y eussent jamais associée. Elle connaissait le sens du message, dont elle avait été chargée par Grazia mourante, et de l’anneau qui était maintenant à la main de Christophe. Ainsi, existaient entre elle et lui des liens cachés, qu’elle n’avait pas besoin de comprendre clairement, pour les sentir dans leur complexité. Elle était sincèrement attachée à son vieil ami, bien qu’elle n’eût jamais pu faire l’effort de jouer ou de lire ses œuvres. Assez bonne musicienne pourtant, elle n’avait même pas eu la curiosité de couper les pages d’une partition, qui lui était dédiée. Elle aimait à venir causer familièrement avec lui. – Elle vint plus souvent, quand elle sut qu’elle pouvait rencontrer chez lui Georges Jeannin.

Et Georges, de son côté, n’avait jamais trouvé jusqu’alors tant d’intérêt à la société de Christophe.