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Pourquoi eût-il cherché à contester ce bonheur? Il ne faut pas vouloir que les autres soient heureux à notre façon, mais à la leur. Tout au plus, demandait-il doucement à Georges et à Aurora qu’ils n’eussent pas trop de mépris pour ceux qui, comme lui, ne partageaient pas leur foi.

Ils ne se donnaient même pas la peine de discuter avec lui. Ils avaient l’air de se dire:

– «Il ne peut pas comprendre…»

Il était pour eux, du passé. Et ils n’attachaient pas au passé une énorme importance. Entre eux, il leur arrivait de causer innocemment de ce qu’ils feraient plus tard, quand Christophe «ne serait plus là»… – Pourtant, ils l’aimaient bien… Terribles enfants! Ils poussent autour de vous, comme des lianes! Cette force de la nature, qui vous chasse…

– «Va-t’en! Ôte-toi de là! À mon tour!…»

Christophe, qui entendait leur langage muet, avait envie de leur dire:

– «Ne vous pressez pas tant! Je me trouve bien, ici. Regardez-moi encore comme un vivant!»

Il se divertissait de leur naïve impertinence.

– Dites tout de suite, fit-il avec bonhomie, un jour qu’ils l’avaient accablé de leur air dédaigneux, dites tout de suite que je suis une vieille bête.

– Mais non, mon vieil ami, dit Aurora, en riant de tout son cœur. Vous êtes le meilleur: mais il y a des choses que vous ne savez pas.

– Et que tu sais, petite fille? Voyez la grande sagesse!

– Ne vous moquez pas. Moi, je ne sais pas grand’chose. Mais, lui, Georges, il sait.

Christophe sourit:

– Oui, tu as raison, petite. Il sait toujours, celui qu’on aime.

Ce qui lui était beaucoup plus difficile que de se soumettre à leur supériorité intellectuelle, c’était de subir leur musique. Ils mettaient sa patience à une rude épreuve. Le piano ne chômait pas, quand ils venaient chez lui. Il semblait que, pareils aux oiseaux, l’amour éveillât leur ramage. Mais ils n’étaient pas, à beaucoup près, aussi habiles à chanter. Aurora ne se faisait pas d’illusion sur son talent. Il n’en était pas de même pour celui de son fiancé; elle ne voyait aucune différence entre le jeu de Georges et celui de Christophe. Peut-être préférait-elle la façon de Georges. Et celui-ci, malgré sa finesse ironique, n’était pas loin de se laisser convaincre par la foi de son amoureuse. Christophe n’y contredisait pas; malicieusement, il abondait dans le sens de la jeune fille (quand il ne lui arrivait pas, toutefois, de quitter la place, excédé, en frappant les portes un peu fort). Il écoutait, avec un sourire affectueux et apitoyé, Georges jouant au piano Tristan. Ce pauvre petit bonhomme mettait, à traduire ces pages formidables, une conscience appliquée, une douceur aimable de jeune fille, pleine de bons sentiments. Christophe riait tout seul. Il ne voulait pas dire au jeune garçon pourquoi il riait. Il l’embrassait. Il l’aimait bien, ainsi. Il l’aimait peut-être mieux… Pauvre petit!… Ô vanité de l’art!…

*

Il s’entretenait souvent de «ses enfants» – (il les nommait ainsi) – avec Emmanuel. Emmanuel, qui avait de l’affection pour Georges, disait, en plaisantant, que Christophe aurait dû le lui céder; il avait déjà Aurora: ce n’était pas juste, il accaparait tout.

Leur amitié était devenue quasi légendaire dans le monde parisien, quoiqu’ils vécussent à l’écart. Emmanuel s’était pris d’une passion pour Christophe. Il ne voulait pas la lui montrer, par orgueil; il la cachait sous des façons brusques; il le rudoyait parfois. Mais Christophe n’en était pas dupe. Il savait combien ce cœur lui était maintenant dévoué, et il en connaissait le prix. Ils ne passaient pas de semaine, sans se voir deux ou trois fois. Quand leur mauvaise santé les empêchaient de sortir, ils s’écrivaient. Des lettres qui semblaient venir de régions éloignées. Les événements extérieurs les intéressaient moins que certains progrès de l’esprit dans les sciences et dans l’art. Ils vivaient en leur pensée, méditant sur leur art, ou distinguant, sous le chaos des faits, la petite lueur inaperçue qui marque dans l’histoire de l’esprit humain.

Le plus souvent, Christophe venait chez Emmanuel. Bien que, depuis une récente maladie, il ne fût pas mieux portant que son ami, ils avaient pris l’habitude de trouver naturel que la santé d’Emmanuel eût droit à plus de ménagements. Christophe ne montait plus sans peine les six étages d’Emmanuel; et quand il était arrivé, il lui fallait un bon moment avant de reprendre haleine. Ils savaient aussi mal se soigner l’un que l’autre. En dépit de leurs bronches malades et de leur accès d’oppression, ils étaient des fumeurs enragés. C’était une des raisons pour lesquelles Christophe préférait que leurs rendez-vous eussent lieu chez Emmanuel, plutôt que chez lui: car Aurora lui faisait la guerre, pour sa manie de fumer; et il se cachait d’elle. Il arrivait aux deux amis d’être pris de quintes de toux, au milieu de leurs discours; alors, ils devaient s’interrompre et se regardaient en riant, comme des écoliers en faute; et parfois l’un des deux faisait la leçon à celui qui toussait; mais le souffle revenu, l’autre protestait avec énergie que la fumée n’y était pour rien.

Sur la table d’Emmanuel, dans un espace libre au milieu de ses papiers, était couché un chat gris, qui regardait les deux fumeurs, gravement, d’un air de reproche. Christophe disait qu’il était leur conscience vivante; pour l’étouffer, il mettait son chapeau dessus. C’était un chat malingre, de l’espèce la plus vulgaire, qu’Emmanuel avait ramassé dans la rue, à demi assommé; il ne s’était jamais bien remis des brutalités, mangeait peu, jouait à peine, ne faisait aucun bruit; très doux, suivant son maître de ses yeux intelligents, malheureux, quand il n’était point là, content d’être couché sur la table, près de lui, ne se laissant distraire de sa méditation que pour contempler, pendant des heures d’extase, la cage où voletaient des oiseaux inaccessibles, ronronnant poliment à la moindre marque d’attention, se prêtant avec patience aux caresses capricieuses d’Emmanuel, un peu rudes de Christophe, et prenant toujours garde de ne griffer ni mordre. Il était délicat: un de ses yeux pleurait; il toussotait; s’il avait pu parler, il n’eût certes pas eu l’effronterie de soutenir, comme les deux amis, «que la fumée n’y était pour rien»; mais d’eux, il acceptait tout; il avait l’air de penser:

– «Ils sont des hommes, ils ne savent ce qu’ils font.»

Emmanuel s’était attaché à lui, parce qu’il trouvait une analogie entre le sort de cette bête souffreteuse et le sien. Christophe prétendait que les ressemblances s’étendaient jusqu’à l’expression du regard.

– Pourquoi pas? disait Emmanuel.

Les animaux reflètent leur milieu. Leur physionomie s’affine, selon les maîtres qu’ils fréquentent. Le chat d’un imbécile n’a pas le même regard que le chat d’un homme d’esprit. Un animal domestique peut devenir bon ou méchant, franc ou sournois, fin ou stupide, non seulement suivant les leçons que lui donne son maître, mais selon ce qu’est son maître. Il n’est même pas besoin de l’influence des hommes. Les lieux modèlent les bêtes, à leur image. Un paysage intelligent illumine les yeux des animaux. – Le chat gris d’Emmanuel était en harmonie avec la mansarde étouffée et le maître infirme, qu’éclairait le ciel parisien.