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– «Bénis vous êtes! Je ne goûterai pas votre lumière. Mais votre ombre m’est douce…»

Alors, la bien-aimée lui était apparue; elle l’avait pris par la main; et la mort, en brisant les barrières de son corps, avait, dans l’âme de l’ami, fait couler l’âme de l’amie. Ensemble, ils étaient sortis de l’ombre des jours, et ils avaient atteint les bienheureux sommets, où, comme les trois Grâces, en une noble ronde, le passé, le présent, l’avenir se tiennent par la main, où le cœur apaisé regarde à la fois naître et finir les chagrins et les joies, où tout est Harmonie…

Il était trop pressé, il se croyait déjà arrivé. Et l’étau qui serrait sa poitrine haletante, et le délire tumultueux des images qui heurtaient sa tête brûlante, lui rappelaient qu’il restait la dernière étape, la plus dure à fournir… En avant!…

Il était cloué dans son lit, immobile. À l’étage au-dessus, une sotte petite femme pianotait, pendant des heures. Elle ne savait qu’un morceau; elle répétait inlassablement les mêmes phrases; elle y avait tant de plaisir! Elles lui étaient une joie et une émotion de toutes les couleurs. Et Christophe comprenait son bonheur; mais il en était agacé, à pleurer. Si du moins elle ne tapait pas si fort! Le bruit était aussi odieux à Christophe que le vice… Il finit par se résigner. C’était dur d’apprendre à ne plus entendre. Pourtant, il y eut moins de peine qu’il n’eût pensé. Il s’éloignait de son corps. Ce corps malade et grossier… Quelle indignité d’y avoir été enfermé, tant d’années! Il le regardait s’user, et il pensait:

– Il n’en a plus pour longtemps.

Il se demanda, pour tâter le pouls à son égoïsme humain:

– Que préférerais-tu? Ou que le souvenir de Christophe, de sa personne et de son nom s’éternisât et que son œuvre disparût? Ou que son œuvre durât et qu’il ne restât aucune trace de ta personne et de ton nom?

Sans hésiter, il répondit:

– Que je disparaisse, et que mon œuvre dure! J’y gagne doublement: car il ne restera de moi que le plus vrai, que le seul vrai. Périsse Christophe!…

Mais, peu de temps après, il sentit qu’il devenait aussi étranger à son œuvre qu’à lui-même. L’enfantine illusion de croire à la durée de son art! Il avait la vision nette non seulement du peu qu’il avait fait, mais de la destruction qui guette toute la musique moderne. Plus vite que toute autre, la langue musicale se brûle; au bout d’un siècle ou deux, elle n’est plus comprise que de quelques initiés. Pour qui existent encore Monteverdi et Lully? Déjà, la mousse ronge les chênes de la forêt classique. Nos constructions sonores, où chantent nos passions, seront des temples vides, s’écrouleront dans l’oubli… Et Christophe s’étonnait de contempler ces ruines, et de n’en être pas troublé.

– Est-ce que j’aime moins la vie? se demandait-il étonné.

Mais il comprit aussitôt qu’il l’aimait beaucoup plus… Pleurer sur les ruines de l’art? Elles n’en valent pas la peine. L ’art est l’ombre de l’homme, jetée sur la nature. Qu ’ils disparaissent ensemble, lampés par le soleil! Ils m’empêchent de le voir… l’immense trésor de la nature passe à travers nos doigts. L’intelligence humaine veut prendre l’eau qui coule, dans les mailles d’un filet. Notre musique est illusion. Notre échelle des sons, nos gammes sont invention. Elles ne correspondent à aucun son vivant. C’est un compromis de l’esprit entre les sons réels, une application du système métrique à l’infini mouvant. L’esprit avait besoin de ce mensonge, pour comprendre l’incompréhensible; et, comme il voulait y croire, il y a cru. Mais cela n’est pas vrai. Cela n’est pas vivant. Et la jouissance, que donne à l’esprit cet ordre créé par lui, n’a été obtenue qu’en faussant l’intuition directe de ce qui est. De temps en temps, un génie, en contact passager avec la terre, aperçoit brusquement le torrent du réel, qui déborde les cadres de l’art. Les digues craquent. La nature rentre par une fissure. Mais aussitôt après, la fente est bouchée. Sauvegarde nécessaire pour la raison humaine! Elle périrait, si ses yeux rencontraient les yeux de Jéhovah. Alors, elle recommence à cimenter sa cellule, où rien n’entre du dehors, qu’elle n’ait élaboré. Et cela est beau, peut-être, pour ceux qui ne veulent pas voir… Mais moi, je veux voir ton visage, Jéhovah! Dût-il m’anéantir, je veux entendre le tonnerre de ta voix. Le bruit de l’art me gêne. Que l’esprit se taise! Silence à l’homme!…

Mais quelques minutes après ces beaux discours, il chercha, en tâtonnant, une des feuilles de papier, éparses sur les draps, et il essaya encore d’y écrire quelques notes. Lorsqu’il s’aperçut de sa contradiction, il sourit, et il dit:

– Ô ma vieille compagne, ma musique, tu es meilleure que moi. Je suis un ingrat, je te congédie. Mais toi, tu ne me quittes point; tu ne te laisses pas rebuter par mes caprices. Pardon! tu sais bien, ce sont des boutades. Je ne t’ai jamais trahie, tu ne m’as jamais trahi, nous sommes sûrs l’un de l’autre. Nous partirons ensemble, mon amie. Reste avec moi, jusqu’à la fin!

*

Il venait de se réveiller d’une longue torpeur, lourde de fièvre et de rêves. D’étranges rêves, dont il était encore imprégné. Et maintenant, il se regardait, il se touchait, il se cherchait, il ne se retrouvait plus. Il lui semblait qu’il était «un autre». Un autre, plus cher que lui-même… Qui donc?… Il lui semblait qu’en rêve, un autre s’était incarné en lui. Olivier? Grazia?… Son cœur, sa tête étaient si faibles! Il ne distinguait plus entre ses aimés. À quoi bon distinguer? Il les aimait tous autant.

Il restait ligoté, dans une sorte de béatitude accablante. Il ne voulait pas bouger. Il savait que la douleur, embusquée, le guettait, comme le chat et la souris. Il faisait le mort. Déjà!… Personne dans la chambre. Au-dessus de sa tête, le piano s’était tu. Solitude. Silence. Christophe soupira.

– Qu’il est bon de se dire, à la fin de sa vie, qu’on n’a jamais été seul, même quand on l’était le plus! Âmes que j’ai rencontrées sur ma route, frères qui m’avez, un instant, donné la main, esprits mystérieux éclos de ma pensée, morts et vivants, – tous vivants, – ô tout ce que j’ai aimé, tout ce que j’ai créé! Vous m’entourez de votre chaude étreinte, vous me veillez, j’entends la musique de vos voix. Béni soit le destin, qui m’a fait don de vous! Je suis riche, je suis riche… Mon cœur est rempli!…

Il regardait la fenêtre… Un de ces beaux jours sans soleil, qui, disait Balzac le vieux, ressemblent à une belle aveugle… Christophe s’absorbait dans la vue passionnée d’une branche d’arbre qui passait devant les carreaux. La branche se gonflait, les bourgeons humides éclataient, les petites fleurs blanches s’épanouissaient; il y avait, dans ces fleurs, dans ces feuilles, dans tout cet être qui ressuscitait, un tel abandon extasié à la force renaissante que Christophe ne sentait plus son oppression, son misérable corps qui mourait, pour revivre en la branche d’arbre. Le doux rayonnement de cette vie le baignait. C’était comme un baiser. Son cœur trop plein d’amour se donnait au bel arbre, qui souriait à ses derniers instants. Il songeait qu’à cette minute, des milliers d’êtres s’aimaient, que cette heure d’agonie pour lui, pour d’autres était une heure d’extase, qu’il en est toujours ainsi, que jamais ne tarit la joie puissante de vivre. Et, suffoquant, d’une voix qui n’obéissait plus à sa pensée, – (peut-être même aucun son ne sortait de sa gorge; mais il ne s’en apercevait pas) – il entonna un cantique à la vie.