Seule dans la caisse sombre que le trot des lourds chevaux secouait impitoyablement, Hortense avait envie de pleurer. Tout cela était d’une tristesse affreuse, encore accrue par les grandes écharpes de brume jaune que l’on traversait comme si la voiture roulait dans l’incertain d’un rêve. Elle était recrue de fatigue et, en outre, elle avait froid. Dans leurs courtes bottines de maroquin noir ses pieds n’étaient plus que deux glaçons douloureux. Jamais sans doute ils ne se réchaufferaient. Le souvenir d’histoires entendues jadis, de soldats qui, en Russie, avaient eu les pieds gelés, lui revenait. On disait que des morceaux restaient dans les chaussures, parfois même le pied tout entier…
Un cahot plus violent que les autres lui arracha un cri de douleur. Pouvait-on appeler cette guimbarde une voiture, ce rustre un cocher et une couverture ce haillon malodorant que l’on avait jeté sur ses jambes et qui était censé lui tenir chaud ? Au souvenir des voitures de naguère son cœur se serra encore un peu plus. Douceur des coussins de velours convenablement rembourrés, moelleux des grandes couvertures de fourrure ouatinées, mol balancement des ressorts souples et silence des essieux bien graissés, où étiez-vous à cette heure ? Vous apparteniez à un passé merveilleux qui s’était effondré d’un seul coup comme un château de cartes sous le souffle d’un enfant capricieux.
De toutes ses forces, la jeune fille tenta de repousser les images du passé, de ne pas penser à ce qui était, un mois plus tôt, son univers. Un mois ! Qu’était-ce qu’un mois ?… Elle avait l’impression que celui-là venait de la faire vieillir de dix ans au moins. Peut-être plus ? Peut-être était-elle très vieille et ce voyage au bout de la nuit qui venait s’achèverait-il dans l’au-delà ?
La voiture plongea dans une sorte de ravin fourré de grands arbres que l’on distinguait à peine, à présent. Hortense entendit Jérôme brailler quelque chose dans une langue inconnue et le train de la voiture se ralentit. Le passage devait être difficile car la voiture se mit à tanguer comme un bateau par gros temps, envoyant parfois la tête de son occupante toucher le plafond. Cramponnée à la dragonne de la portière, Hortense luttait pour ne pas rouler à terre. Soudain il y eut un cahot encore plus violent suivi d’un craquement puis d’un véritable hurlement poussé par le cocher, assorti d’un chapelet de jurons. L’attelage s’arrêta et la jeune fille constata que son siège penchait fortement d’un côté. Elle baissa la vitre, passa la tête à la portière et se trouva presque nez à nez avec Jérôme.
— Est-il arrivé quelque chose ?
— Ça, vous pouvez le dire ! On a cassé une roue. Et par-dessus le marché, vl’à qu’il neige !
En effet quelques flocons descendaient paresseusement du ciel sombre. Décrochant l’une des lanternes de la voiture, Jérôme examinait la roue endommagée. Hortense descendit, à la fois pour se rendre compte et pour alléger la voiture. Elle avait si froid aux pieds que c’en devenait douloureux mais elle trouva un soulagement à faire quelques pas.
— Sommes-nous encore loin de Lauzargues ? demanda-t-elle.
— Plus d’une lieue… Et j’vois pas du tout comment j’pourrais réparer c’te roue. Faudrait de l’aide.
— N’avons-nous pas dépassé un village, il y a peu ? Jérôme cracha par terre.
— Un village ? trois ou quatre cabanes abandonnées où d’ailleurs faut pas s’aventurer à la nuit close…
— Pourquoi cela ?
— Elles sont « visitées » depuis que leur maître a été dévoré par les loups, y a de ça une bonne pièce de cinquante ans…
Le frisson qui courut le long du dos d’Hortense ne devait rien à la température de la nuit.
— Il… il y a encore des loups… par ici ?
— Des fois ! Même qu’y vaudrait mieux pas s’éterniser ici. On est en plein bois… et c’est des nuits comme ils les aiment !… Écoutez, demoiselle ! remontez donc dans la carriole. Vous risquez rien là-dedans. Moi j’vais dételer un cheval et aller jusqu’au château…
— Dans ce cas vous pouvez aussi bien dételer l’autre. Je sais monter.
— Pas là-dessus ! Vous avez vu leurs fesses ? Ça vous arracherait les jambes. Et y a pas de selle d’amazone !
— De toute façon, je ne resterai pas ici toute seule ! Vous avez parlé des loups. S’ils venaient pendant votre absence je serais peut-être à l’abri mais pas le cheval qui resterait. Il n’y a qu’à abandonner la voiture…
— Avec vos paquets ? Pour qu’on la vole et aussi tout ce qui y a dedans ? V’s’êtes folle, demoiselle !
— Alors, trouvez une autre solution !
Elle s’était mise à marcher de long en large, les bras croisés sur sa poitrine pour avoir chaud. Heureusement son manteau de drap noir à pèlerine et col de velours était épais et chaud et sa capote assortie lui cachait bien les oreilles, mais cette situation ne pouvait s’éterniser. Jérôme dansait d’un pied sur l’autre, indécis sur la conduite à prendre, se contentant de regarder sa roue brisée d’un œil accablé.
— D’puis le temps que j’dis à M’sieur le Marquis qu’elle a besoin de passer chez l’charron, c’te voiture !… Ça l’empêchera pas d’crier après moi ! D’autant qu’il va être furieux qu’on le fasse attendre… Laissez-moi y aller, demoiselle…
Hortense ne lui répondit pas. Elle venait d’apercevoir dans les profondeurs de la forêt le reflet d’une flamme, une flamme qui se déplaçait comme si quelqu’un marchait une torche à la main. Elle crut d’abord à une illusion mais elle acquit bientôt la certitude que ses yeux ne la trompaient pas. Là-bas, loin sous les arbres, il y avait un feu et ce feu ne pouvait signifier qu’une présence humaine.
Elle tendit le bras dans la direction en question.
— Regardez, Jérôme ! Il y a quelqu’un là-bas ! Il faut lui demander de nous aider !
Elle s’élançait déjà, mais le cocher ne bougea pas. Même, il tourna le dos en se signant précipitamment.
— Tournez-vous, demoiselle, tournez-vous ! Ce feu, il est pas de la terre… C’est un feu maudit ! C’est l’Autre qui l’a allumé… Regardez pas, regardez pas !…
— L’autre ?
— Celui dont on prononce pas l’nom parce qu’il attire le malheur !
Comme pour lui donner raison, un chien, quelque part, se mit à hurler, mais Hortense avait trop froid pour se laisser gagner par la superstition.
— Ne dites pas de sottises, Jérôme ! Il y a beau temps que le Diable ne se promène plus en France ! Ce feu est un feu et comme seule la main de l’homme peut allumer un feu, je vais voir cet homme.
Et avant que le cocher épouvanté ait seulement songé à la retenir, elle s’élançait sous le couvert des arbres et dégringolait la pente en essayant d’éviter les branches basses, les broussailles et les rochers. Ce n’était pas facile. Le terrain descendait vite et plus d’une fois elle dut s’accrocher aux arbres dont les aiguilles piquaient ses doigts à travers le cuir mince des gants. Ses pieds enfonçaient dans la mousse trempée mais elle ne sentait rien de tout cela, fascinée par cette flamme qu’elle voyait grandir peu à peu. La voix de Jérôme qui l’appelait, gémissante et terrifiée, s’affaiblissait. La peur le retenait encore sur le chemin. Hortense, elle, n’avait pas peur. Ce qu’elle voulait à tout prix, et très vite, c’était du secours. Elle allait demander à celui qu’elle trouverait là-bas de venir au moins garder la voiture ou alors d’aller prévenir à Lauzargues… afin que l’on envoie du monde. Elle glissa sur les aiguilles de pin mouillées, heurta une roche affleurante, se fit mal et ne put retenir un gémissement. La voix de Jérôme lui parvint, plus lointaine qu’elle ne l’aurait cru.