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Au fond de la gorge, le chemin suivait un torrent dont l’eau blanche se jetait en clapotant au pied d’une noire falaise rocheuse qui semblait figée pour l’éternité en une sauvage malédiction.

Transie de froid mais cramponnée à son compagnon, à sa chaleur rassurante, Hortense croyait être engagée sur le chemin de l’enfer tant ceci ressemblait au bout du monde.

— C’est encore loin ? demanda-t-elle d’une voix si faible qu’elle crut n’avoir pas été entendue. Mais l’homme aux loups avait entendu. Il eut un petit rire

— Vous avez peur ?

— Non. J’ai froid… Et puis, tout de même, ce pays paraît si terrible…

— Il ne faut pas en avoir peur. C’est le plus beau pays du monde. Attendez d’avoir vu notre printemps quand les jonquilles jaunissent les prés, quand les gentianes bleues refleurissent… Attendez d’avoir senti… Après tout, vous jugerez par vous-même ! Tenez ! Voilà Lauzargues !

La gorge parut glisser comme un panneau secret. Irisée par la légère couche de neige, une colline apparut coiffée d’un fort château : un donjon quadrangulaire accolé de quatre tours rondes aux créneaux émoussés qui balayait par sa seule apparition cinq siècles de civilisation. Il surgissait de la nuit des temps dans son arrogance intacte. A son pied, quelques bâtiments pris dans ce qui devait être le reste de ses défenses avancées, mais l’effet de l’ensemble était saisissant.

N’ayant jamais imaginé qu’on pût habiter un tel logis, Hortense murmura :

— Vous voulez dire que… c’est la demeure de mon oncle ?

— Naturellement. Est-ce que le château ne vous plaît pas ? Il est pourtant fort beau… bien qu’un peu délabré.

Impressionnée, la jeune fille ne répondit pas. L’image de sa mère, ravissante, frivole, toujours occupée de toilettes et de plaisir traversa son esprit dans un envol de mousseline claire. Le contraste avec ce rude témoin d’un autre âge fut si frappant que Hortense ne put réprimer un sourire. Ceci expliquait peut-être cela… Au demeurant, à mesure que l’on avançait, le château semblait s’humaniser. Cela tenait surtout aux lumières que l’on voyait briller derrière les étroites fenêtres… D’autres lumières d’ailleurs s’en détachaient et dansaient sur le chemin qui descendait la colline.

— On vient à votre secours, dit Jean de la Nuit. Le fermier Chapioux, son fils Robert et votre cocher…

Et comme Hortense déclarait son impuissance à distinguer autre chose que l’éclat sourd des lanternes, il se mit à rire :

— J’y vois dans la nuit aussi bien qu’un chat et, surtout j’y vois de très loin. Je peux vous assurer qu’il y a là-bas ce que nous appelons un « barot », une espèce de tombereau à deux roues, et que, dans ce barot, il y a de quoi remplacer la roue brisée de votre voiture. Il y a aussi des fusils…

Quelques minutes plus tard, on rejoignait, au pied de la colline, le petit cortège qui se composait, en effet, d’une sorte de char paysan transportant une roue de rechange et de deux hommes dont l’un était à cheval et l’autre assis auprès du conducteur de la charrette. Le tout s’arrêta net à la vue du cavalier qui, de loin, leur jeta :

— Toujours aussi courageux, hein, Jérôme ? Ta demoiselle aurait pu mourir cent fois dans le bois. Si c’est comme ça que tu veilles sur ceux qu’on te confie, je ne fais pas mon compliment au marquis sur la qualité de ses serviteurs.

— L’avait qu’à pas y aller ! gronda l’interpellé. J’y avais dit que c’était mauvais…

— Il ne suffisait pas de dire. Il fallait la suivre. Tu n’as d’ailleurs pas hésité à l’abandonner, seule et en pleine nuit. Avais-tu reçu des ordres pour ça ?…

— Fallait bien qu’j’aille chercher d’l’aide ! J’y avais dit. L’avait qu’à rester bien tranquille dans la voiture.

— Au risque de mourir de froid… ou d’autre chose !

Sans écouter la protestation du cocher, Jean de la Nuit talonna son cheval et s’engagea dans le sentier rocheux du château que la lune dessinait à présent avec la précision d’une niellure d’argent. Les vieilles pierres de lave y trouvaient une grâce inattendue, un peu précieuse, qui adoucissait ses contours et leur communiquait une sorte d’enchantement. Les toits pointus des tours reflétaient la lumière et l’on ne savait plus très bien si le château venait du ciel ou y retournait, mais on avait envie de tendre la main et de toucher, comme en face d’un bel objet.

— Vous aviez raison, souffla Hortense émerveillée. Il est bien beau.

— Il a la beauté de la femme qu’on aime… ou que l’on voudrait pouvoir aimer.

— Pourquoi dites-vous cela ? fit la jeune fille surprise de l’étrangeté de la comparaison.

— Pour rien. Vous ne pourriez pas comprendre…

— Qu’en savez-vous ! Si vous expliquiez et si…

— Non ! coupa-t-il brutalement. Disons que nous n’avons que faire, lui et moi, de votre compréhension. D’ailleurs nous arrivons. Et l’on vous attend.

En effet, au seuil de la haute porte timbrée d’un écu de pierre rongé par le temps, un homme se tenait debout. La lumière diffuse d’une torche tenue par un jeune garçon vêtu comme un paysan le distinguait de l’ombre portée des murailles. Il était grand, sec et anguleux mais son habit noir à l’ancienne mode ne l’en vêtait pas moins avec une extrême élégance. Il portait, négligemment rejetée en arrière, une masse de cheveux blancs, aussi légers et brillants que la soie floche mais, sous cette auréole quasi virginale, apparaissait le visage le plus arrogant qui soit. Hautes pommettes, menton volontaire et bouche mince au pli narquois s’ordonnaient autour d’un nez que n’aurait pas désavoué Louis XIV : un grand, un implacable nez « Bourbon »… Quant aux yeux dont il était difficile de distinguer la couleur sous une lumière aussi incertaine, ils brûlèrent littéralement de fureur quand ils reconnurent cheval et cavalier. Arrachant la torche des mains du jeune valet, il se jeta au-devant d’eux.

— Qui t’a donné l’audace de venir jusqu’ici ? cria-t-il dans le vent qui se levait. Va-t’en !…

— Vous n’imaginez pas que j’y suis par plaisir ? riposta Jean de la Nuit avec une ironie amère. Si vos domestiques vous obéissaient mieux, je n’aurais pas été obligé de me déranger.

Puis, tournant la tête vers Hortense qui, toujours accrochée à lui, suivait la scène avec inquiétude :

— Descendez, demoiselle ! Ce gracieux personnage est votre oncle : très haut, très noble et très puissant seigneur Foulques, marquis de Lauzargues… et autres lieux qu’il serait fastidieux de citer ici.

Il n’eut pas le temps de l’aider à descendre. Déjà Hortense, avec l’aisance d’une amazone accomplie, était à terre. La torche haute, le marquis vint à elle mais se figea brusquement sous les effets d’un immense étonnement.

— Victoire ! murmura-t-il avec une soudaine douceur. Victoire… Tu es revenue !…

— Mon nom est Hortense… monsieur.

Elle avait hésité imperceptiblement. Face à cet homme au profil de rapace et à la chevelure d’argent qui sentait le féodal à une lieue, elle avait failli se laisser entraîner à un « Monseigneur » parfaitement hors de saison. Quant à l’idée de l’appeler « mon oncle » elle ne l’avait même pas effleurée. Mais il ne remarqua pas l’hésitation légère, tout occupé qu’il était à la dévisager.

— On ne s’appelle pas Hortense ! gronda-t-il. C’est un prénom qui ne signifie rien et que l’on n’a jamais entendu ici. Sauf peut-être chez une servante ou une paysanne…