Les fermes propos d’aménité que Mère Madeleine-Sophie avait arrachés à son élève au moment du départ ne résistèrent pas à ce mépris hautain.
— Pourquoi donc pas une vache ? lança-t-elle indignée. Je ne crois pas, en effet, qu’on l’ait jamais entendu ici car il est assez récent et vient d’une fleur exotique rapportée de ses voyages par un compagnon de Monsieur de Bougainville. Quant à celle dont je le tiens, Hortense de Beauharnais, reine de Hollande et ma marraine, elle n’a jamais rien eu de commun avec la valetaille !
— Une reine de pacotille, à couronne de carton, sortie comme tant d’autres du sac à malices de Buonaparte…
— Décidément, je crois que nous ne serons jamais d’accord sur les titres, marquis, lança Hortense indignée. Votre Buonaparte est toujours pour moi Sa Majesté l’Empereur et Roi…
— Un Corse usurpateur qui s’est couronné lui-même…
— En présence et avec la bénédiction d’un pape ! Et dont j’ai l’honneur d’être la filleule. A ce propos, si Hortense vous déplaît, vous pourrez toujours m’appeler Napoléone, c’est mon second prénom.
— Je vous appellerai Victoire.
— C’est la même chose. Mais j’aurai le regret de ne jamais répondre à votre appel… sauf le respect que je crains de vous devoir. D’ailleurs…
La torche s’agita si dangereusement au poing du marquis que, se penchant brusquement sur l’encolure du cheval, Jean l’empoigna au passage.
— Pourquoi ne pas aller continuer dans la maison cette affectueuse prise de contact ? railla-t-il. Vous me faites l’effet, tous les deux, d’avoir le même fichu caractère et l’on voit bien que vous êtes de la même famille. Quant à celle-ci, marquis, attendez un peu avant de la faire flamber. Il n’est pas bon que trop de gens meurent de la même manière dans ce château.
Lançant la torche à terre, le maître des loups fit tourner son cheval et entreprit de redescendre, lançant dans la nuit-:
— Je remettrai cette bête à Chapioux car je ne suis pas d’humeur à rentrer à pied. C’est bon pour les vilains.
— Vilain tu es et vilain tu resteras ! hurla le marquis hors de lui en esquissant le mouvement de s’élancer à sa poursuite mais Jean était déjà loin. Foulques de Lauzargues et Hortense demeurèrent face à face en la seule compagnie du jeune valet qui s’efforçait de rallumer la torche malgré le vent.
Le marquis prit une profonde respiration dans le but évident de retrouver son calme, puis déclara :
— Rentrons !
Sans même regarder la jeune fille ou lui offrir la main, il revint vers le château. Après une courte hésitation – son impulsion du moment la poussait à courir après Jean et à le supplier de la ramener à Saint-Flour pour y attendre la prochaine diligence remontant sur Paris –, Hortense se résigna à le suivre en prenant bien soin de ne pas trébucher sur le sol inégal. Il eût été profondément pénible pour son amour-propre d’aborder cette maison à plat ventre, surtout après ce qui venait de se passer… L’accueil d’un oncle aussi étrange lui donnait à penser qu’elle allait avoir besoin de tout son courage et même de toute sa combativité. Apparemment il n’y avait pas que les loups, dans ce pays, qui devaient être capables de dévorer quelqu’un…
Dans le vestibule lourdement voûté et pavé de galets ronds peu agréables pour des pieds chaussés à Paris, une femme attendait. Aussi raide, aussi immobile que le vieux saint de bois qui régnait sur cette entrée, posé, en compagnie d’un chandelier de fer, sur un coffre qui avait dû connaître les guerres de religion.
Courte, trapue, vêtue de noir sous la blancheur du tablier amidonné, elle avait un visage rond où le lacis serré des rides évoquait irrésistiblement une vieille pomme. Les yeux, noirs et vifs, coincés entre l’encorbellement des sourcils gris et le ressaut des joues jaunies, évoquaient assez bien les pépins du fruit qui perdit notre mère Ève.
— Voilà Godivelle, présenta le marquis. Elle a été ma nourrice et, parfois, il lui arrive de s’imaginer qu’elle l’est toujours. Il se tourna ensuite vers la femme : « Voici ma nièce, ma vieille. Elle prétend s’appeler Hortense mais je soutiens qu’un seul nom peut convenir à ce visage. »
— Non, coupa Godivelle dont le regard scrutait avidement l’arrivante. Elle ne lui ressemble qu’en apparence. Jamais notre demoiselle n’eut ces yeux de guerrière ni cette façon de porter la tête. Et puis, elle était plus petite. Et puis…
— Tu finiras l’inventaire demain, au jour. Conduis-la à sa chambre. Puis, s’inclinant à peine, comme à contre-cœur, il ajouta : « Je vous souhaite une bonne nuit ! »
Sans attendre la réponse, il disparut derrière l’une des portes basses qui ouvraient sur le vestibule. Godivelle regarda la jeune fille :
— Avez-vous soupé, demoiselle ?
— Oui et non. Après l’accident arrivé à notre voiture, j’ai rencontré un homme qui a partagé une tourte avec moi. Un homme…
— Je sais. Je vous ai vus arriver. Je vous porterai du lait chaud tout à l’heure. Voulez-vous me suivre ?
Tout en parlant, elle avait pris un bougeoir de cuivre sur une étagère, l’enflammait au chandelier et se dirigeait vers un escalier de pierre pris dans l’une des tours dont les marches coulaient, hors d’une trouée d’ombre, à l’entrée du vestibule. Envahie d’une profonde lassitude, Hortense suivit une fois de plus.
Usées par le temps, les marches étaient basses, irrégulières et plutôt douces, mais les ténèbres épaisses dans lesquelles se perdait l’escalier avaient quelque chose de vaguement menaçant. Peut-être parce que la mince flamme qui tremblait sur le bougeoir brillant déplaçait des masses d’ombre et semblait leur donner vie.
Hortense avait beau se dire, pour se réconforter, que cette demeure avait été celle de sa mère, qu’elle y était née, qu’elle y avait vécu son enfance et que, somme toute, elle avait tout de même réussi à en rapporter un caractère gai et primesautier, l’impression pénible demeurait. Le rire maternel, en claires cascades, résonnait encore aux oreilles de sa fille. Pourtant celle-ci, qui ne se sentait ni gaie ni primesautière, en était encore à ne voir, dans ce Lauzargues inconnu, qu’une espèce de prison.
L’épaisseur des murs féodaux, le gris sombre des pierres de lave y étaient pour quelque chose et Hortense, cheminant derrière la chandelle de la nourrice, en venait à regretter le bois sous la neige, le grand feu, si rassurant en dépit de ses hôtes inquiétants, et la rude silhouette de Jean de la Nuit lui offrant une part de tourte qui lui avait paru la meilleure chose du monde.
En ouvrant une porte au fond d’un couloir, Godivelle interrompit du même coup les réflexions désenchantées de la jeune fille.
— Voilà votre chambre, demoiselle ! C’était celle de votre mère et rien n’y a été changé depuis qu’elle nous a quittés.
Comparativement à ce que Hortense avait pu voir jusque-là, cette chambre offrait un aspect très accueillant. Cela tenait essentiellement au bon feu de la cheminée et à l’ameublement emprunté au XVIIIe siècle.
Les meubles légers, le tapis fleuri et la soie vert d’eau contrastaient vigoureusement avec les murailles d’un autre âge, l’étroitesse de la fenêtre et les poutres énormes qui formaient, très haut, le plafond. Mais il y avait là une volonté d’adoucir, de rendre plus confortable qui offrait une sorte de réconfort.
— C’est la seule jolie chambre de la maison, reprit Godivelle en se hâtant d’allumer les bougies de la cheminée. Même la marquise n’en a jamais eu d’aussi agréable de son vivant…