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— Le marquis était marié ?

— Bien sûr. La pauvre chère femme est morte voici bientôt dix ans.

— Elle était malade ?

— Non. Elle n’avait pas la tête bien solide mais sa santé était bonne. Elle est morte d’un accident.

— Quel genre d’accident ?…

Godivelle ne répondit pas. Peut-être n’avait-elle pas entendu. Elle s’était agenouillée devant le feu et le tisonnait furieusement et, quand Hortense répéta sa question, elle faisait tant de bruit qu’elle ne l’entendit réellement pas. La jeune fille n’insista pas.

Trop fatiguée d’ailleurs pour être vraiment curieuse à une heure aussi tardive, Hortense fit quelques pas dans la chambre, regarda tour à tour le petit secrétaire marqueté, le charmant lit « à la polonaise » déjà préparé pour elle sous l’ombre douce de ses rideaux soyeux, puis alla vers la cheminée surmontée d’un miroir ancien, dont la glace piquée lui renvoya une image qui lui parut singulièrement pâle. Tout en ôtant machinalement son chapeau, elle demanda :

— Puisque vous avez été la nourrice du marquis, Godivelle, vous avez dû être aussi celle de ma mère ?

— Non. C’est ma sœur, Sigolène, qui l’a été. Elle est bien plus jeune que moi.

— Elle est ici, elle aussi ?

— Non.

— C’est dommage. J’aimerais la connaître… Mais ce sera peut-être possible tout de même. Où est-elle à présent ?

— Ailleurs… Je vais aller vous chercher votre lait.

La brutalité de la réponse, à la limite de la grossièreté, surprit Hortense, ainsi que la hâte avec laquelle Godivelle battait en retraite mais elle renonça, momentanément, à en chercher la raison. Peut-être, après tout, les deux sœurs étaient-elles brouillées…

Ne se résignant pas à ôter son manteau tant elle se sentait encore transie, elle alla s’asseoir près de la cheminée, déchaussa ses bottines mouillées et tendit, avec un soupir de bonheur, ses pieds à la chaleur des flammes. Ses bagages, restés dans la voiture accidentée, lui faisaient cruellement défaut à cet instant où ses rêves n’allaient pas plus loin qu’une paire de pantoufles et une robe de chambre confortable. Mais elle avait toujours aimé le feu et celui-là lui parut extrêmement réconfortant. C’était une présence amicale, rassurante, au cœur d’une maison qu’elle devinait hostile et dont il lui semblait que les pierres séculaires se préparaient à l’écraser.

C’était une étrange idée dans cette chambre où tout devait lui parler de sa mère. Victoire de Lauzargues avait vécu là, y avait abrité ses rêves de jeune fille… Et cependant, à cet instant où elle se retrouvait transplantée dans ce monde si proche et pourtant inconnu, sa fille retrouvait l’impression bizarre qu’elle avait éprouvée au moment où lui avait été annoncée la mort tragique de ses parents : elle ne pouvait même pas imaginer quelle jeune fille avait été, à son âge, celle dont elle était la chair et le sang.

Mais la fatigue brouillait tout. La chaleur du feu engourdissait les facultés d’Hortense qui se sentait à peu près autant de forces qu’un petit chat frileux. C’était bon, ce coin de cheminée, après le froid, la neige, les loups et surtout ces gens bizarres avec lesquels il allait falloir vivre… Et quand Godivelle revint, portant sur un plateau une tasse et un petit pot de lait chaud, elle trouva la voyageuse profondément endormie dans son fauteuil tandis que ses bottines fumaient devant la cheminée.

Un moment, elle resta sans bouger, à la regarder. Puis, posant son plateau, elle alla ouvrir une armoire ancienne dont la porte grinça mais libéra une légère odeur de verveine, y prit une chemise de nuit blanche dont la toile avait un peu jauni aux pliures, puis entreprit de réveiller Hortense pour la déshabiller. Cela n’alla pas sans difficultés. Réfugiée dans le sommeil, la jeune fille refusait farouchement d’en sortir. Godivelle réussit tout de même à la réveiller en partie, en profita pour lui faire avaler quelques gorgées de lait puis, étant parvenue à la débarrasser de ses vêtements et à l’introduire dans la chemise de nuit qu’elle avait un instant chauffée devant le feu, elle la porta presque dans son lit après en avoir retiré le « moine[7] » qu’elle y avait installé une heure plus tôt.

Un moment après, enfouie au plus profond d’un lit confortable, surmonté d’un énorme édredon couleur de fraise, Hortense oubliait qu’elle avait eu froid, qu’elle avait eu peur et surtout qu’elle ne savait absolument rien de ce que lui réservait l’avenir.

CHAPITRE III

LES GENS DE LAUZARGUES

Le soleil, d’un beau rouge mat, montait à l’horizon des montagnes, mais il prenait de l’éclat à mesure qu’il s’élevait parmi les nuages qui glissaient sur lui très vite, l’effleurant à peine pour s’enfuir aussitôt comme si sa rougeur courroucée les effrayait.

La première flèche brillante arriva droit dans l’œil d’Hortense et l’éveilla. Elle resta un moment immobile, pelotonnée sous les couvertures, considérant le baldaquin de soie verte qui l’abritait tandis que les souvenirs de son étrange soirée remontaient des profondeurs de sa mémoire. Puis, elle tourna la tête pour regarder cette chambre qui était à présent la sienne.

Elle eut la surprise de ne plus rien lui trouver d’inquiétant en dépit des sévères murailles de pierre nue. La clarté du jour les adoucissait en les dorant un peu. En outre, ce rayon de soleil que nul n’aurait osé espérer la veille était incontestablement de bon augure… Hortense s’assit dans son lit, s’étira, bâilla et constata que, durant son sommeil, ses bagages étaient arrivés. Ils étaient soigneusement disposés dans un coin de la chambre et quelqu’un – Godivelle sans doute – les avait ouverts.

La petite pendule de bronze doré qui occupait le centre de la cheminée entre deux bougeoirs assortis sonna huit heures et lui apprit ainsi qu’il était grand temps de se lever. Ce qu’elle fit sans tarder, avec d’autant plus de plaisir que son invisible providence avait disposé, à portée de sa main, les pantoufles bleues et la robe de chambre tant regrettées.

Son premier élan la conduisit dans la profonde embrasure de la fenêtre que le soleil, à présent, illuminait. Le paysage qu’elle découvrit lui parut grandiose. Ce qu’elle avait cru colline était en fait un promontoire rocheux sur le dos duquel reposait le château. Un torrent dont on entendait le bruit de soie froissée l’entourait sur presque trois côtés mais les cimes des grands sapins qui arrivaient à la hauteur du pied de l’habitation seigneuriale donnaient une idée assez juste de la profondeur de la gorge où il courait. Jamais château fort ne fut si bien protégé : la Nature avait pris soin de ses douves. L’homme, lui, avait dû bâtir jadis une muraille de protection dont les ruines envahies de broussailles apparaissaient encore par endroits.

Au-delà de la gorge, au-delà d’une haute croupe boisée de noirs sapins, c’étaient les lointains bleus de la Margeride. Plus haut c’était le ciel changeant, bleu léger voilé de gris pâle d’où parut tomber tout à coup, comme une pierre venue de nulle part, un grand circaète blanc marqué de brun qui fondait sur une invisible proie. La neige ne se montrait plus qu’en plaques légères et transparentes sous lesquelles l’herbe brûlée de l’hiver commençait à se ressouvenir de sa verdeur passée.

L’air semblait si pur que Hortense ouvrit sa fenêtre pour mieux le respirer. Elle reçut alors, avec la caresse légère du soleil, une pleine bouffée de senteurs vives qui parlaient déjà de printemps avec une belle éloquence. Le plus beau pays du monde, avait dit le maître des loups… Sans être tout à fait convaincue, Hortense se prenait à penser qu’il pourrait bien avoir raison…