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Elle allait refermer sa fenêtre pour vaquer à sa toilette quand son attention fut attirée par quelque chose d’insolite : sortie de l’avancée d’une des tours rondes, une forme humaine se hâtait vers les gorges. Une forme humaine dont on pouvait supposer qu’elle était celle d’un homme car, sous l’ample peau de chèvre qui emballait la moitié supérieure, deux jambes maigres habillées de houseaux s’agitaient sur un rythme à la fois rapide et irrégulier.

En effet – et c’était là que résidait l’étrangeté de la chose – l’inconnu progressait par étapes, courant d’un buisson à un bouquet de bouleaux ou à un tas de pierres et s’y abritant un instant avant de repartir vers son but. Le tout en se retournant fréquemment pour regarder le château. De toute évidence, cet homme fuyait et craignait d’être poursuivi.

Hortense en acquit la certitude quand l’inconnu passa à l’aplomb de sa fenêtre. Sous le bord d’un vieux chapeau déformé, elle distingua un jeune visage imberbe, au teint pâle et maladif, dans lequel les yeux, trop grands, formaient comme deux trous noirs. Des yeux terrifiés…

Instinctivement, Hortense recula d’un pas pour ne pas ajouter à cette terreur car il y avait, dans le comportement de ce jeune garçon, quelque chose de pitoyable qui la mettait tout naturellement de son côté. Le fuyard avait peur du château, ou de quelqu’un dans ce château dont Hortense pour sa part n’était pas certaine de ne pas craindre tous les habitants en bloc.

Non moins instinctivement, elle referma sa fenêtre en entendant, derrière elle, le grincement léger d’une porte, puis se retourna. Godivelle, armée d’un cruchon d’étain fumant, venait d’entrer dans la chambre.

Trouvant Hortense debout, elle eut un plissement satisfait de la bouche qui pouvait, à la rigueur, passer pour un sourire.

— Ah, vous êtes éveillée, demoiselle ! Je vous donne le bonjour…

— Bonjour Godivelle.

— Faites vite votre toilette et puis descendez déjeuner à la cuisine. C’est au fond du vestibule, à main gauche. Il faudra vous en contenter : il y a beau temps que la table est desservie à la grande salle.

— Vous auriez dû me réveiller. A quelle heure faut-il descendre, le matin ?

— A sept heures. Monsieur le Marquis est très à cheval sur l’exactitude mais, pour ce matin, il m’a ordonné de vous laisser dormir. Et je vous ai apporté de l’eau chaude, ajouta-t-elle sur un ton d’emphase qui laissait entendre qu’il s’agissait là d’un luxe inouï. Ce qui fit sourire Hortense.

— Il était bien inutile de vous donner cette peine. Au couvent des Dames du Sacré-Cœur, nous n’avons jamais connu que l’eau froide. Il en allait de même à la maison. Ma mère tenait à ce qu’on ne changeât pas trop mes habitudes du couvent et ma gouvernante appliquait ses ordres.

— Vous avez une gouvernante ? Pourquoi ne vous a-t-elle pas accompagnée ?

— J’avais une gouvernante. Elle a disparu comme un mirage le jour où…

Elle n’alla pas plus loin, incapable qu’elle était d’achever sa phrase mais Godivelle, plus fine qu’elle n’en avait l’air, n’insista pas.

— Dépêchez-vous, demoiselle, dit-elle seulement. Monsieur le Marquis désire vous faire visiter la maison quand vous aurez mangé.

— Dans ce cas, je boirai seulement un peu de lait. Je ne veux pas le faire attendre. Et puis, Godivelle, ne pouvez-vous ajouter mon prénom à votre « demoiselle » comme il est d’usage de le faire dans nos maisons ? Le mien est Hortense.

— Je sais, demoiselle, mais Monsieur le Marquis défend que l’on vous appelle ainsi. Il n’aime pas ce nom…

— Je vois que l’existence va être facile ici, soupira la jeune fille. Dans ce cas, mettez que je n’ai rien dit…

— Vous voulez que je vous aide à vous coiffer ? demanda la femme en désignant la masse de cheveux d’un joli blond de lin qui croulait librement, dans un joyeux désordre sur les épaules d’Hortense…

— Non, merci. On nous apprend aussi à nous coiffer seules chez les Dames du Sacré-Cœur.

Vingt minutes plus tard, lavée, habillée et coiffée en longues nattes sévèrement tirées qui retombaient sur son dos, Hortense rejoignait l’escalier. Elle en descendait les premières marches quand la voix du marquis lui parvint, violente et encore amplifiée par la spirale de pierre.

— Vous l’avez laissé s’enfuir ? Ne vous ai-je pas suffisamment recommandé de fermer sa porte quand d’aventure vous le laissez seul ?…

— Je n’y ai jamais manqué, Monsieur le Marquis. Mais ce n’est pas par la porte qu’il est parti. C’est par la fenêtre…

La voix qui répondait devait être celle d’un homme, en dépit d’intonations aiguës susceptibles d’appartenir à une femme. On sentait d’ailleurs qu’une certaine obséquiosité en atténuait volontairement la stridence.

— Par la fenêtre ? D’une hauteur de trente pieds ? Un garçon qui n’a pas plus de force qu’une femme accouchée ? Vous vous moquez de moi, Garland ?

— Venez voir, si vous ne me croyez pas. Il a utilisé ses draps et un morceau de corde qu’il a dû fabriquer lui-même en secret avec des morceaux de tissu… C’est incroyable, pleurnicha la voix. Je n’aurais jamais cru qu’il préparait une chose pareille ! Il était si calme depuis quelque temps… si doux ! J’allais même vous prier de lui accorder quelques promenades… Sous ma surveillance bien entendu, et je pensais…

L’apparition d’Hortense arrivée au bas de l’escalier lui coupa la parole et ce fut dans un grand silence qu’elle marcha vers les deux hommes en essayant de cacher la surprise que lui causait l’aspect de celui que le marquis appelait Garland. Il était de ceux auxquels il est impossible de donner un âge. Son crâne chauve, la bosse qui s’arrondissait sous un habit marron à longue queue et surtout son long nez pointu coiffé d’énormes lunettes le faisaient ressembler irrésistiblement à une cigogne. Il eut pour Hortense un regard effaré et recula comme s’il avait peur qu’elle ne le frappe… Le marquis, pour sa part, était exactement semblable à ce qu’il était la veille : beau et arrogant, son masque cruel de vieux guerrier nippon tendu sous l’effet d’une colère qui semblait être son état normal. Hortense reçut en plein visage l’éclair glacé de ses yeux pâles et crut un instant qu’il allait l’interpeller, peut-être la renvoyer dans sa chambre. Mais il se contint au prix d’un effort qui fit saillir une veine bleue sur sa tempe. Et même réussit à sourire, exploit qui plongea la jeune fille dans la stupeur car le sourire de cet homme effrayant était un miracle de charme indolent et d’ironie.

— Vous voilà donc, ma chère ? J’espère que cette première nuit a été bonne ?

— Mais oui… Je… je vous remercie.

— J’en suis très heureux… Souffrez que je vous présente M. Eugène Garland, un homme de grande culture, qui est à la fois mon bibliothécaire et le précepteur de mon fils, Étienne. Voici ma nièce.

— Votre fils ? murmura Hortense, incapable de contenir sa curiosité. Je ne savais pas…

— Que j’avais un fils ? Il est vrai que nous ignorons presque tout l’un de l’autre… Eh bien oui, j’ai un fils et vous un cousin… Vous avez dix-sept ans, je crois ?

— En effet…

— Il est votre aîné de deux ans. J’espère que vous vous entendrez bien. C’est un… gentil garçon mais, malheureusement, un esprit faible qui a grand besoin d’une direction ferme. C’est la raison pour laquelle un précepteur lui est encore nécessaire à son âge. Encore qu’il s’agisse davantage d’un… mentor amical et discret…

Tandis qu’il parlait, son regard s’évadait en direction du bibliothécaire et Hortense ne pouvait se défendre de trouver que ses paroles rendaient un son bizarre. C’était comme s’il débitait une leçon soigneusement apprise. Il n’avait pas l’air de croire à ce qu’il disait. Aussi l’idée vint-elle tout naturellement à Hortense que le garçon qu’elle avait vu courir tout à l’heure vers la gorge, le garçon qui avait si peur, pouvait être l’héritier de Lauzargues. Le temps d’un éclair, elle revit la maigre silhouette, le fin visage qui ne pouvait en aucun cas appartenir à un paysan, les yeux habités par la terreur… Elle voulut en être sûre.