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— Je serais heureuse de rencontrer mon cousin, dit-elle doucement. Puis-je le voir à présent ?

— Ce n’est pas possible pour le moment, fit le marquis après une imperceptible hésitation. Il est souffrant ce matin, mais vous le rencontrerez plus tard… C’est donc moi qui vais vous faire faire le tour du château. Accordez-moi seulement un instant.

Il saisit le bras du bossu pour l’attirer dans l’embrasure d’une porte et se mit à lui parler bas. Si bas qu’en dépit de l’envie qu’elle en avait, Hortense ne put rien entendre de ce qu’il lui disait. Elle allait peut-être tenter de s’approcher quand Godivelle surgit, l’œil courroucé et armée d’un bol de lait.

— Buvez ça, demoiselle ! intima-t-elle. Sinon vous resterez le ventre creux jusqu’au déjeuner.

Docilement, Hortense avala son lait, résignée à n’en pas savoir plus. D’ailleurs le bref colloque s’achevait. Foulques de Lauzargues revenait vers elle. C’est alors qu’il lança, par-dessus son épaule :

— Si vous n’arrivez à rien, dites à Chapioux de se mettre en chasse avec ses chiens et de les lâcher. Ce sont de bons limiers.

Ce fut au tour d’Hortense de faire effort pour retenir la protestation indignée qui lui montait aux lèvres. Se pouvait-il que ce fût aux trousses d’un fils que l’on ordonnât – et avec quelle froide désinvolture ! – de lâcher les chiens du fermier ? L’impression ressentie fut si affreuse que la jeune fille eut un instinctif mouvement de recul quand son oncle voulut lui prendre le bras.

Il perçut ce mouvement mais, n’en devinant pas la cause, il ne s’en formalisa pas.

— Eh bien, ma nièce, que vous arrive-t-il ? fit-il en riant. Je veux seulement vous montrer la maison qui est désormais la vôtre et non vous jeter dans quelque oubliette. Peut-être serait-il temps que vous cessiez de me prendre pour croquemitaine ? Je ne vous veux… que du bien, ajouta-t-il avec une soudaine douceur. La soirée d’hier n’était guère encourageante, je le reconnais volontiers, mais peut-être pourrions-nous être amis ?

Elle fit de son mieux pour sourire sans y réussir vraiment.

— Peut-être, finit-elle par murmurer. Il faut seulement me laisser un peu de temps.

— Je ne vous le ménagerai pas. Nous avons la vie devant nous.

Guidée par lui, Hortense entreprit la visite du château, sans s’y intéresser véritablement au début. Tout son être était tendu vers les bruits extérieurs. Elle guettait des abois de chiens, des appels, des cris de douleur peut-être ou tout au moins des cris de frayeur. Mais seule la voix grave du marquis se faisait entendre… La jeune fille découvrit bientôt qu’elle dégageait une sorte de magie à laquelle il était difficile de se soustraire à l’instant où il parlait de cette maison qu’il aimait…

En dépit de son âge et de sa vétusté, le château méritait attention. Quiconque y entrait remontait le temps, balayait les guerres de religion, le siècle de Louis XIV et celui des Lumières, chassait la Révolution et jusqu’à l’ombre de Napoléon pour se retrouver à la fin du Moyen Age à une époque où, repoussant les temps barbares dans leur nuit, l’art du décor atteignait à une splendeur que les grâces précieuses de la Renaissance avaient dédaignée sans parvenir toutefois à la faire oublier.

Lors de la construction de Lauzargues, sentinelle avancée des évêques de Saint-Flour gardant les vallées contre l’Anglais, le rez-de-chaussée n’était qu’une énorme salle où, entre deux vastes cheminées se faisant face, vivaient pêle-mêle hommes d’armes et serviteurs chargés de les nourrir. C’était au temps de Du Guesclin, le Grand Connétable, et les bandes de routiers qu’il allait chasser devant lui jusqu’en Espagne comme un troupeau maudit n’avaient fait qu’effleurer le donjon solitaire sans réussir à l’entamer grâce à la vaillance de son capitaine, Foulques III de Lauzargues. Pour sauver le bien de l’évêque, celui-ci avait laissé l’ennemi ravager jusqu’aux fondations son propre château distant d’à peine une lieue, y ensevelissant toute sa famille.

La récompense avait été à la mesure du service rendu. L’imprenable forteresse était devenue le bien du héros et le nom ancien oublié au profit de ce nouveau nom. Dix ans plus tard Du Guesclin mourait devant Châteauneuf-de-Randon et Foulques de Lauzargues décidait de recommencer sa dynastie. A cinquante ans, il épousait sa nièce, Alyette de Faverolles, qui en avait trente de moins mais dont il était épris depuis longtemps. Et entreprenait de lui faire une dizaine d’enfants.

— Sa nièce ? coupa Hortense vaguement scandalisée. Je croyais l’Église d’alors extrêmement susceptible pour tout ce qui touchait les liens de parenté ?…

— Ce n’était plus l’Église des temps capétiens, fit le marquis avec un sourire indulgent, et il était peu d’affaires difficiles qu’un sac d’or ou un vase sacré enrichi de pierreries ne pussent aplanir. Au surplus, Alyette n’était que la nièce de sa défunte épouse…

— Et… elle l’aimait malgré cette grande différence d’âge ?

Le sourire devint franchement dédaigneux :

— Il n’a jamais été d’usage, dans nos familles, de demander leur avis aux filles lorsqu’il était question de mariage. Il a fallu les désordres de cette infâme Révolution et des années qui l’ont suivie pour que les femmes osent se comporter comme… certaines l’ont fait.

— Dois-je prendre ceci comme une allusion à ma mère ? lança Hortense déjà prête au combat.

— Sans aucun doute, fit-il calmement. Pourtant vous auriez tort de vous en offenser car je ne fais rien d’autre que constater un fait.

— Un fait qui n’a rien d’unique dans les annales de notre famille. Ma mère n’a jamais parlé de vous, marquis, mais elle aimait à évoquer ses ancêtres… et singulièrement certaine histoire touchant Françoise-Élisabeth de Lauzargues qui, au temps du roi Louis XIV, s’enfuit aux îles d’Amérique avec celui qu’elle aimait et qu’on lui refusait.

Une lueur amusée passa dans les yeux de Foulques.

— Elle vous a raconté cela ? Pourquoi pas, après tout ? Elle devait trouver là quelque analogie réconfortante avec sa propre histoire. Au risque de vous déplaire, j’ajouterai tout de même que le cas était assez différent : le chevalier de Violaine était noble.

— Et mon père ne l’était pas, Seulement il l’est devenu par son propre génie et par son courage. Exactement comme le sont devenus nos ancêtres. Il n’y a qu’une différence de six ou sept siècles. Bien peu de chose en face de l’éternité !

Comme la veille, au seuil du château, Hortense et le marquis restèrent un instant face à face, les yeux étincelants de l’une plantés hardiment dans le ciel pâle de ceux de l’autre. Le visage du gentilhomme avait un air figé tout à coup mais, contrairement à ce qu’attendait la jeune fille, aucun éclat de colère ne semblait s’annoncer. Il semblait, au contraire, à la fois méditatif et amusé. Finalement, il se mit à rire :

— Brisons là, ma nièce ! Vous avez d’autant moins matière à vous offenser de mes paroles que, depuis hier, je regrette moins la folie de ma sœur… Voulez-vous que nous revenions à Alyette ? C’est pour elle que Foulques fit modifier la disposition intérieure du château. Ces murs, ajouta-t-il en désignant ceux qui délimitaient le vestibule, datent de l’époque du mariage tandis que le château est plus vieux d’un siècle.