Выбрать главу

En fait, l’ancêtre s’était contenté de faire deux salles au lieu d’une seule, séparées par le large couloir d’entrée : l’une où se trouvait la cuisine, l’autre formant la grande pièce continuée au nord par l’intérieur de l’une des tours.

Depuis les dalles de granit de son sol jusqu’à ses clefs de voûte la grande salle était peinte et enluminée comme un missel. Une théorie de chevaliers, caracolant sur de gros chevaux caparaçonnés, déroulait ses fastes sur les murs, tandis que les voûtes supportaient un étonnant fouillis de fleurs et d’oiseaux émaillant une profusion de feuillages vert et or. Cette cavalcade s’ordonnait de chaque côté de la profonde cheminée, creusée à même le mur énorme et dont un arc simple liserait le foyer.

Le dessus de cette cheminée représentait une prairie constellée de petites fleurs au fond de laquelle s’alignaient cinq petits arbres naïfs et charmants avec leurs troncs grêles et leurs grosses têtes rondes. Un couple, enfin, occupait le devant de la scène : une jeune femme blonde en robe blanche et pélisson bleu diapré d’or, coiffée d’une couronne de roses, offrait sans le regarder une coupe à un chevalier rutilant qui, lui aussi, regardait ailleurs, situation qui semblait pourtant les remplir de satisfaction car tous deux souriaient. Seul, le cheval blanc avait l’air mal à l’aise et louchait en levant un antérieur droit avec la majesté d’un prélat qui offre sa main à baiser. Le temps avait pâli les couleurs des fresques qui s’écaillaient légèrement par endroits, mais l’ensemble naïf gardait un charme et une gaieté extrêmes et Hortense eut un sourire instinctif.

— On dirait qu’Alyette vous plaît, ma nièce ? dit Lauzargues qui l’observait.

— C’est elle ?

— Bien sûr. Ne vous ai-je pas dit que tout ceci avait été fait pour elle ?

— Et le chevalier est son époux ? Mais il n’a pas l’air si vieux !

— L’était-il vraiment ? Au surplus, les peintres de ce temps devaient savoir, comme ceux de tous les temps, que la générosité du paiement allait de pair avec la satisfaction du client. J’ajoute, pour répondre à la question que vous m’avez posée tout à l’heure, que, selon nos chroniques familiales, Alyette aimait passionnément son époux…

— Les chroniqueurs ne peuvent-ils avoir été aussi complaisants que les peintres ?

— Elle avait trente-cinq ans lorsque Foulques mourut. Pourtant, elle abandonna enfants et château pour enfermer sa douleur dans un couvent. C’est, je crois, une preuve…

L’ameublement de la pièce demeurait fidèle à l’austère grandeur des temps médiévaux : longue table de chêne, bahuts, crédences, bancs à dossier. Enfin, à l’un des bouts de la table, une haute chaire de bois à dais sculpté marquait la place du seigneur des lieux. La vue de ce siège effaça pour Hortense l’impression de grâce apportée par les fresques : il était le signe évident d’une puissance féodale à laquelle, sans doute, Foulques de Lauzargues n’avait pas encore renoncé… Il ressemblait à un avertissement.

— Venez, dit-il, nous avons encore bien des choses à voir.

En fait, le reste du château était moins évocateur. L’étage supérieur où Hortense avait sa chambre en comportait trois autres : celle du marquis dont la porte faisait face à celle de la jeune fille, une autre chambre ouvrant près de l’escalier et dont on lui dit qu’elle était réservée à d’éventuels visiteurs. Une troisième enfin dont la porte antique, de vieux bois noir armé de pentures de fer comme les autres portes, était curieusement renforcée d’une épaisse barre de verrou qu’un gros cadenas empêchait de glisser : une vraie porte de prison…

— Cette chambre était celle de la marquise mon épouse, dit le seigneur des lieux, répondant brièvement à l’interrogation muette d’Hortense. Depuis sa mort accidentelle je ne supporte pas que l’on y entre. Aussi l’ai-je fait barricader pour éviter que l’on n’y accède par inadvertance.

— Godivelle m’en a parlé hier au soir, lança Hortense étourdiment.

Elle fut étonnée du résultat. Instantanément, la belle sérénité quitta le visage du marquis et, contre elle, la jeune fille sentit tressaillir son bras.

— Que vous a-t-elle dit ? demanda-t-il brusquement.

— Peu de chose en vérité : que votre épouse avait été victime d’un accident… mais sans préciser lequel. Que lui est-il donc arrivé ?

Avec une étonnante mobilité, le masque de guerrier nippon se fit douloureux. Foulques de Lauzargues quitta le bras d’Hortense, fit quelques pas dans le couloir en tirant son mouchoir, se moucha, puis revint vers la jeune fille.

— Pardonnez-moi de ne pas répondre à cette question. L’événement fut si cruel que, même après dix années, il m’est encore pénible de l’évoquer. La parole, plus encore que la pensée, est créatrice. Je craindrais trop, en vous relatant ce qui s’est passé ici, de réveiller les cauchemars qui m’ont assailli pendant tant d’années. Plus tard, peut-être…

Sa voix traînait une si lourde tristesse que Hortense eut honte, tout à coup, de son inquisition. De quel droit se permettait-elle de réclamer des explications à cet homme tellement plus âgé qu’elle ? Elle s’y était peut-être crue autorisée par l’atmosphère anormale, fantastique même, qui avait présidé à son arrivée. Il y avait eu sa rencontre avec le maître des loups, arrivant juste après ce voyage affreux dont elle ne voulait pas. Il y avait les préventions qu’elle nourrissait envers sa famille maternelle. Enfin, il y avait surtout l’étrange aventure de ce matin : le garçon qui fuyait, l’ordre incroyable donné au bossu par la bouche d’un père. De là à imaginer que tous les placards du château recelaient un cadavre et que l’âme du marquis était chargée des plus noirs péchés, il n’y avait qu’un pas trop facile à franchir.

— Pardonnez-moi, dit-elle enfin. Je n’ai pas voulu me montrer indiscrète, ni même curieuse, mais il est si étrange d’arriver dans une famille dont on ne connaît rien quand cette famille est la vôtre…

Il eut à nouveau pour elle le séduisant sourire qui l’avait tant frappée tout à l’heure et prit sa main entre les siennes qui étaient chaudes et d’une étonnante douceur.

— Ne vous excusez pas. Tout cela est bien naturel et j’espère sincèrement que, bientôt, vous serez nôtre.

— Je crains que ce ne soit pas très facile…

— Vous pensez que beaucoup de choses s’y opposent ?

— Sans doute, puisque vous n’acceptez même pas mon prénom. Ne parlons pas de mon nom…

— Soyez patiente. Cela passera. Je suis sûr, d’ailleurs, que vous deviendrez une vraie Lauzargues dans un avenir très proche.

La visite du second étage offrit elle aussi sa surprise, en dépit du fait que la disposition des pièces était la même qu’au premier. Hortense vit des portes closes qui étaient celles, voisines, du bibliothécaire-précepteur et de son élève. Celle qui s’ouvrit découvrit une bibliothèque, mais qui ne ressemblait guère à ce que Hortense avait pu voir jusque-là.

Rien de comparable avec celle de son père, haute pièce habillée d’acajou luisant, de tapisseries et de longs rayonnages où s’alignait, sous de précieuses reliures « aux armes », la majeure partie de ce que le monde avait pensé de beau, de grand ou plus simplement d’utile depuis qu’il existait. Les longs plis des rideaux de velours vert – Empire naturellement – rejoignaient l’immense tapis de la Savonnerie pour ouater confortablement la pièce où le banquier aimait à passer la plus grande partie des heures qu’il ne consacrait pas à sa banque. Là, tout n’était qu’ordre et beauté. On ne pouvait en dire autant de la bibliothèque de Lauzargues.