Presque aussitôt, des pas résonnèrent dans le vestibule. La porte de la cuisine s’ouvrit. Le marquis parut, les épaules chargées de neige, son bibliothécaire sur les talons. Il regarda tout de suite Hortense.
— Ah, vous voilà, ma nièce ! Lança-t-il tandis que Pierrounet se précipitait pour le débarrasser de sa cape sur laquelle la neige fondait rapidement. Je suis heureux que vous ayez découvert l’agrément de cette cuisine. Ce n’est peut-être pas l’endroit idéal pour une demoiselle de bonne souche mais, en cette saison, c’est peut-être la seule pièce vraiment chaude de la maison.
— Sa pauvre mère aimait beaucoup ma cuisine, grommela Godivelle. Pourquoi donc que celle-ci ne l’aimerait pas ?
Tandis qu’elle parlait son regard interrogeait son maître avec anxiété. Le marquis haussa les épaules et eut un geste d’impuissance qui parut transparent à la jeune fille : les chasseurs revenaient bredouilles. Pierrounet devait penser la même chose car, au moment où il passa devant Hortense, portant le vêtement du marquis pour le faire sécher devant l’âtre, celle-ci vit qu’il semblait très ému et même retenait peut-être des larmes… Elle se promit d’interroger plus tard le jeune garçon, si toutefois il consentait à parler. Ce qui n’était pas certain. Mais, déjà, le marquis ordonnait :
— Fais-nous passer à table, Godivelle ! Nous avons faim…
Parlait-il au nom de tous ou en son seul nom ? Le pluriel de majesté devait être assez dans sa manière. Godivelle, qui venait de tirer le « piquant » du four, essuya ses mains à son tablier et se planta, poings aux hanches, devant son ancien nourrisson :
— Vous tenez vraiment à manger dans la salle ? Vous allez périr de froid !
— Le feu est allumé, il me semble ?
— J’obéis toujours quand vous ordonnez mais pourquoi que vous ne restez pas ici comme d’habitude ?
— Tant que nous étions entre hommes, c’était sans importance mais dès qu’une dame est là, il ne saurait être question de lui imposer la cuisine et le coude à coude avec la domesticité. Nous prenions toujours nos repas dans la grande salle du vivant de la marquise. Allons, ma nièce, lavons-nous les mains et passons à table !
Avec l’assistance de Pierrounet qui versait l’eau, remplissant par trois fois l’antique cuvette d’étain aux armes, et présentait la serviette, Hortense, le marquis et M. Garland sacrifièrent au rite séculaire au cours d’une petite cérémonie qui fleurait le temps des armures et des hennins. Puis, Foulques de Lauzargues offrit le bras à sa nièce et, précédés du jeune valet armé d’un flambeau et revêtu d’une sorte de livrée rouge usagée, hâtivement enfilée, ils gagnèrent la grande salle où chacun prit sa place : le marquis sur sa chaire médiévale, les deux autres de chaque côté. Sans trop de surprise mais avec regret Hortense constata que le Benedicite ne faisait pas non plus partie des habitudes de la maison. Elle se contenta donc d’un rapide signe de croix tandis que Pierrounet, son flambeau déposé, allait chercher le « pounti » qui, avec quelques tranches de jambon cru, une platée de pommes de terre au lard et le « piquant », allait composer le repas.
La table était mise avec un curieux mélange de luxe et de pauvreté. Certes, la nappe était de belle toile fine où l’amidon avait apporté sa glaçure, mais le service de table était de grosse faïence et les couverts d’étain grossier, comme le chandelier et les gobelets antiques. C’était la table d’un paysan aisé, non celle d’un seigneur. Pas même celle d’un bourgeois. Mais, cette fois encore, le maître de Lauzargues qui semblait lire les pensées de sa nièce se chargea de les traduire :
— Ceci ne doit pas vous changer du couvent ? fit-il en agitant sa fourchette. Il y a beau temps que nous nous contentons d’étain. Si longtemps que votre mère n’a jamais connu autre chose jusqu’à… son départ. Il faudra faire comme elle.
— On ne m’a jamais appris à dénigrer la table où l’on me donne place, dit Hortense doucement. En outre, si le couvert est modeste, ce que l’on y sert l’est beaucoup moins. Je ne me souviens pas d’avoir mangé quelque chose de si bon…
Le jambon était, en effet, une merveille rose et tendre s’alliant admirablement à la saveur des herbes dont était farci le « pounti ». Hortense visiblement se régalait et la sincérité de son compliment ne pouvait être mise en doute. Elle fit sourire le marquis :
— C’est vrai. Ma vieille Godivelle est un véritable cordon bleu, le meilleur à dix lieues à la ronde. On me l’envie d’ailleurs et je pourrais en être privé demain si je le voulais.
— Voulez-vous dire qu’on lui propose de vous quitter ?
— Eh oui ! Ce sont les bourgeois qui ont l’argent, de nos jours. Leurs prétentions grandissent avec leur magot. J’ai cru un moment, il n’y a pas si longtemps, que je serais obligé de la vendre au notaire de Saint-Flour.
Le pruneau qu’elle dégustait à cet instant s’arrêta un court instant dans la gorge d’Hortense et manqua l’étrangler.
— La… vendre ? articula-t-elle enfin. L’esclavage existe-t-il encore à Lauzargues ?…
Une soudaine colère empourpra le visage du marquis.
— L’esclavage ? Voilà qui rappelle étrangement le pathos de 93 ! Est-ce donc dans les discours de la Révolution que l’on vous a appris à lire ?
— Je sors du couvent des Dames du Sacré-Cœur, Monsieur ! On y apprend à lire dans les Évangiles qui n’ont pas, que je sache, été écrits en 1793 ! Par contre, on y réprouve totalement l’esclavage. Quel autre mot employer quand on parle de vendre un ancien serviteur et plus encore sa propre nourrice ?
— Nos gens appartiennent à Lauzargues ! Si on lui prend l’un d’entre eux, il est juste que l’on dédommage Lauzargues ! Au surplus, cette discussion est sans objet. Achevez votre repas et mêlez-vous de ce qui vous regarde !
Plantant là son déjeuner inachevé, il sortit à grands pas en ordonnant à Godivelle de lui monter le café dans sa chambre. Hortense resta en tête à tête avec le bibliothécaire qui n’avait même pas paru entendre la discussion. Il était trop occupé à faire un sort au « piquant » qui était son dessert favori et qu’il dévorait à la vitesse d’un régiment de fourmis rouges.
L’éclat du marquis interrompit un court instant sa bienheureuse mastication. Il regarda Hortense par-dessus ses lunettes qui avaient glissé vers le bout de son nez, ébaucha un sourire qui révéla une véritable denture de carnassier : pas trop blanche mais solide et capable de broyer des cailloux.
— Monsieur le Marquis a ses humeurs aujourd’hui, dit-il d’un ton encourageant. Cela ne dure guère, en général. C’est simplement une habitude à prendre. Si vous voulez bien m’excuser, ajouta-t-il après avoir exploré du regard ce qui restait du gâteau, je… je vais prendre des nouvelles de mon élève…
Il salua brièvement et sortit de ce curieux pas précautionneux qui le faisait ressembler si fort à un échassier. Demeurée seule, Hortense voulut achever son dessert mais l’appétit n’y était plus. A mesure qu’elles se développaient, ses relations avec son oncle se prouvaient plus difficiles et il était à craindre que les choses ne s’arrangeassent pas tellement par la suite.
Elle se leva, alla jusqu’à la fenêtre dont le meneau découpait une croix noire sur le ciel gris. La neige à présent recouvrait le pays, effaçant les chemins, s’accumulant déjà sur le toit de la chapelle. Un vol de corbeaux passa au-dessus d’elle, noirs eux aussi…