L’entrée de Godivelle qui venait voir ce qui se passait coupa court à des pensées qui menaçaient de tourner à la pluie.
— Vous voilà toute seule à nouveau, demoiselle Hortense ? Voulez-vous un peu de café ?
— Je n’en ai pas bu souvent.
— C’est le moment ou jamais. Je vais vous en porter une tasse : cela vous fera du bien.
Tout en parlant elle desservait la table à gestes vifs et adroits. Hortense soudain demanda :
— Je crains que M. Garland n’ait pas laissé beaucoup de gâteau pour mon cousin. Les douceurs sont agréables quand on est malade…
— Malade ? fit Godivelle sans réfléchir. Elle comprit vite et voulut se rattraper : Oh… Il n’a pas faim aujourd’hui…
— Il n’a pas faim… ou il est absent ? C’est lui que l’on cherche, n’est-ce pas ? C’est lui que j’ai vu s’enfuir ce matin ?
Les mains de Godivelle s’immobilisèrent sur le plateau où elle rangeait sa vaisselle, non sans avoir renversé un gobelet qui sonna comme une cloche. Le regard qu’elle leva sur Hortense était plein d’angoisse.
— Vous avez vu ?…
— Un jeune homme vêtu comme un paysan qui fuyait le château en se cachant derrière les rochers et les bouquets d’arbres. Un jeune homme pâle qui semblait avoir très peur.
Il y eut un silence. Godivelle parut plus vieille tout à coup et Hortense crut bien voir une larme glisser sur sa joue ridée.
— Pauvre enfant ! soupira-t-elle, espérons que le Bon Dieu nous le renverra… Il est comme sa pauvre mère : il n’a pas la tête bien solide.
— Si les chiens en laissent quelque chose ! J’ai entendu le marquis ordonner que le fermier lance les chiens sur sa trace.
En dépit de son inquiétude visible, Godivelle, après un instant de stupeur, se mit à rire :
— Vous n’imaginez tout de même pas qu’ils lui feraient du mal ? Les molosses de Chapioux connaissent Monsieur Étienne depuis qu’ils sont nés. Il a souvent joué avec eux. S’ils le trouvent, ils donneront de la voix, c’est tout !
Mentalement, Hortense se traita de sotte. Depuis la mort de ses parents, elle avait décidément tendance à voir tout en noir. Peut-être serait-il bon qu’elle maîtrise un peu son imagination. Pourtant, elle n’avait pas rêvé la peur qu’elle avait vue dans les yeux du fugitif. Et d’ailleurs, pourquoi fuir la maison paternelle où quelqu’un, au moins, semblait se tourmenter pour lui ?
— Pourquoi est-il parti ? demanda-t-elle.
Godivelle haussa les épaules.
— Je ne sais pas au juste… mais je crois que c’est à cause de vous…
— De moi ? Mais pourquoi ?
— Allez savoir ! Une chose est certaine : depuis qu’il a appris votre arrivée ici, il est devenu plus bizarre encore qu’avant. Je sais qu’il a eu une scène avec son père mais je ne sais pas ce qu’ils se sont dit. Les murs sont épais ici. A la suite de ça, le Garland a reçu l’ordre de ne le quitter ni de jour ni de nuit et de laisser ouverte la porte qui fait communiquer leurs chambres…
Un bruit de pas se fit entendre dans le vestibule. Celui, autoritaire, du marquis. Hâtivement, Godivelle ramassa son plateau et fila vers la porte :
— Je vous apporte du café tout de suite…
D’où Hortense conclut qu’elle ne souhaitait pas mettre son maître en tiers dans ses confidences. Resserrant son fichu autour de ses épaules, elle alla s’asseoir près de la cheminée et leva la tête vers la comtesse Alyette qui, là-haut, continuait à offrir une coupe à son seigneur et maître sans le regarder. C’était peut-être une illusion mais elle croyait bien discerner une ressemblance avec sa mère, avec elle-même. Les cheveux blonds peut-être, l’air de jeunesse, la minceur du corps et le sourire un peu timide. Avait-elle eu peur de cet homme assez âgé pour être son père et dont on disait pourtant qu’elle avait pleuré, encore en fleur, la mort sous le voile noir des nonnes ? La soumission, l’obéissance avaient dû être les premières, les indispensables vertus des dames de Lauzargues. Pour une qui avait aimé et choisi, combien avaient dû subir l’époux conduit par la main impérieuse d’un père ?
Deux seulement, en tant de siècles, avaient choisi la rébellion : Françoise-Élisabeth, qui avait fui le repaire familial jusqu’aux îles d’Amérique, et Victoire, partie vers l’amour mais aussi vers la fortune et une vie brillante dont elle avait peut-être rêvé toute son enfance. Or, Foulques de Lauzargues ne semblait guère disposé à pardonner une trahison qu’il n’oubliait pas. La fille de la transfuge allait-elle avoir à en pâtir ? Était-elle condamnée à passer sa vie dans un château délabré en berçant ses rêves, à défaut d’enfants, au vent d’hiver qui enveloppait les tours ? Vu de si loin, le conseil juridique mis en place par la prévoyance de son père pour gérer sa fortune et son avenir semblait curieusement impuissant et dérisoire. Si démuni qu’il fût, le marquis de Lauzargues n’en avait pas moins droit à la protection du Roi et nul n’ignorait que Charles X tentait de ressusciter l’absolutisme tout comme il avait exhumé pour lui-même les fastes antiques du sacre.
L’avenir était aussi sombre que ce jour d’hiver. Peut-être eût-il été plus doux si, comme certaines de ses compagnes du Sacré-Cœur, celui d’Hortense avait été occupé de quelque amour. Mais, jusqu’à présent, sa chambre de jeune fille ou le dortoir des grandes n’avaient abrité que des rêves impossibles, attachés à une entité plus qu’à un être de chair. La légende impériale hantait cette enfant, filleule d’un Empereur qu’elle n’avait pas connu. Son père, si souvent, avait évoqué pour elle l’homme prodigieux, le César corse, l’Aigle couronné qui, durant vingt ans, avait tenu l’Europe sous l’ombre de ses serres. Et toujours avec une passion qu’il avait fini par communiquer à sa fille.
Il parlait aussi de son fils, le petit roi de Rome, né le même jour que Hortense, retenu prisonnier en Autriche si étroitement qu’il n’avait même plus droit à son titre de prince français. Metternich en avait fait un archiduc et remplacé Rome par une bourgade inconnue : Reichstadt ! C’était sur ce garçon que, année après année, la fillette avait cristallisé ses rêves d’amour impossible. Elle y joignait une sorte de tendresse fraternelle pour celui qu’elle appelait « mon jumeau ». En ce prince malheureux, son tempérament combatif avait trouvé le héros à sa mesure et un héros d’autant plus charmant qu’il avait besoin sans doute d’être défendu, servi, aimé. Un Prince charmant prisonnier ! Quelle image pour accrocher ses rêves !… L’actuelle famille royale était fort démunie en matière de mirage à offrir aux songes bleus des demoiselles : le seul possible, le duc de Berry, avait été assassiné huit ans plus tôt par un bonapartiste exaspéré. Le plus jeune de tous, en dehors du jeune duc de Bordeaux, son fils posthume qui n’avait pas tout à fait huit ans, était le duc d’Angoulême qui en avait cinquante-trois : un ancêtre bégayant !
Il y avait bien le fils aîné du duc Louis-Philippe d’Orléans, âgé de dix-huit ans – les autres n’étaient encore que des gamins – mais il ne serait venu à l’idée d’aucune fille du noble faubourg Saint-Germain de rendre un culte quelconque au petit-fils de Philippe Égalité, le régicide…
Revenant avec sa tasse fumante, Godivelle arriva juste à point nommé pour rappeler la rêveuse à une réalité sans gloire : elle habitait désormais une forteresse vétuste derrière des volcans éteints où les aspirations à la gloire et aux amours héroïques n’avaient en aucun cas droit de cité…
CHAPITRE IV
LA CLOCHE DES PERDUS
La plume courait sur le papier en grinçant un peu, s’arrêtait, montait jusqu’aux lèvres d’Hortense qui en mordillait les barbes en réfléchissant puis repartait :