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« … et je crains de tenir bien mal les promesses que je vous ai faites. Mais comment soutenir d’un cœur paisible et serein que l’on dénigre ce qui vous demeure le plus cher au monde ? Le marquis – je ne peux me résoudre à l’appeler mon oncle – est un homme d’un autre âge, comme sa demeure. Il est dur, inflexible. Il n’a encore rien admis, rien pardonné de ce qu’il considère apparemment comme une injure personnelle. Je crois qu’il a aimé ma mère tant qu’elle a été sa sœur mais, en devenant l’épouse de mon père, elle lui est devenue étrangère, odieuse peut-être. Quant à mon père, dans les rares occasions où il y a été fait allusion, j’ai pu constater qu’il avait le privilège désolant d’exciter la fureur de Monsieur de Lauzargues. Je n’ose même pas prononcer son nom. Il est exécré ici au même titre que mon illustre parrain… »

Hortense posa sa plume, frotta ses mains que des mitaines recouvraient à demi et leva la tête pour regarder le paysage immuablement blanc. La neige était tombée sans arrêt depuis la veille. Mais au matin elle s’était arrêtée quand le doigt rose d’une aurore somptueuse s’était levé comme pour lui interdire de passer outre. A présent, elle demeurait couchée sous le ciel d’un bleu glacé comme un gros animal à la fourrure immaculée. Elle avait apporté avec elle le silence, un silence qui faisait plus lointaine et plus grêle la cloche de l’Angélus là-haut sur le sommet du coteau. On voyait à peine l’église mais pour ce qui était du village, réduit à quelques bosses blanches qui fumaient, on ne pouvait que le deviner.

Hortense voulut reprendre sa lettre et n’y réussit pas. Au fond, c’était très difficile d’écrire à Madeleine-Sophie Barat. Que dire de plus, touchant sa nouvelle famille, sans risquer de choquer, voire de scandaliser la Supérieure du Sacré-Cœur ? Toutes les pensées bizarres qui avaient traversé Hortense depuis son arrivée, la Mère Barat les mettrait au compte d’une imagination exaltée et il serait impossible de lui donner tort. Les choses devaient prendre une couleur différente vues de la rue de Varenne, à quelque cent cinquante lieues du pays des loups… Comment par exemple rapporter la pesante atmosphère qui avait régné sur le souper de la veille ? Pas une parole n’avait été dite autour de la longue table où chaque convive semblait isolé des autres. Le marquis mangeait du bout des dents, passant de longues minutes le menton dans la main et le coude sur le bras de son fauteuil seigneurial, le regard dans les flammes de la cheminée. Parfois il poussait un soupir agacé, surtout lorsqu’il regardait Pierrounet. Le garçon avait les yeux rouges et son service s’en ressentait. Seul, M. Garland était égal à lui-même : il dévorait silencieusement, préférant peut-être se consacrer au contentement de son estomac que courir les risques d’une conversation hasardeuse. Quant à Hortense, l’appétit coupé, elle n’avait guère touché à son repas, attendant avec impatience le moment de regagner sa chambre.

En y ajoutant la mine lugubre de Godivelle, tout cela traduisait bien l’angoisse et l’incertitude qui pesaient sur les habitants du château. Et plus encore le hochement de tête négatif et découragé que Godivelle avait adressé à Hortense en réponse à l’interrogation muette de ses yeux : seuls les chiens étaient revenus et sans avoir rien trouvé. Étienne avait disparu…

Couchée sous ses courtines soyeuses, Hortense avait mis longtemps à trouver le sommeil. La blancheur de la campagne qui mettait une lueur fantomale aux murs de sa chambre, le bruissement de l’eau, l’appel lointain d’un loup, tout cela s’accumulait en un unique poids d’angoisse qui la tenait éveillée. Où était, à cette heure, le garçon au regard terrifié ? Au fond de quelque ravin, blessé ou mort, attendant de servir de pâture aux fauves de la forêt ? Noyé dans la rivière ? Cela tenait peut-être à l’atmosphère dramatique de cette nuit d’hiver, mais Hortense n’imaginait même pas que le jeune homme eût pu s’enfuir réellement, atteindre sans encombre le but qu’il s’était fixé. C’était pourtant l’hypothèse la plus vraisemblable. N’avait-il pas été élevé dans ce pays ? Il devait en connaître les sentiers, les détours, les taillis et jusqu’au moindre brin d’herbe…

Non, tout cela, Hortense était incapable de le raconter à Mère Madeleine-Sophie. Ce sont de ces choses que l’on dit à une confidente et l’exilée ne voyait vraiment personne à qui les rapporter… Elle pensa un instant à son amie Louise de Lusigny mais rejeta immédiatement l’idée : sage, douce et peu imaginative, Louise penserait que son amie était devenue folle tout de bon. D’ailleurs, il n’y avait aucune possibilité pour que la lettre lui parvînt sans avoir été lue, soit par la sœur-surveillante si elle arrivait au couvent, soit par Mme de Lusigny elle-même si la missive était adressée rue de Bellechasse.

Il y avait bien aussi Mme Chauvet qui s’était montrée si amicale durant le long voyage mais Hortense la connaissait peu, après tout, et elle éprouvait une vague répugnance à faire pénétrer de but en blanc l’épouse du gantier de Millau dans les méandres nuageux de sa famille. En fait, seule une amazone comme Félicia Orsini possédait les qualités d’une véritable confidente. Mais où était Félicia à cette heure ? Avait-elle seulement regagné le couvent ? Hortense se promit de lui écrire, à tout hasard, mais plus tard…

En attendant, elle décida de tenir un journal. Cela lui permettrait de meubler un peu des journées qui promettaient d’être longues, et, surtout, de tirer au clair, au fil des jours, des pensées qui ne l’étaient guère…

Elle acheva sa lettre par un renouvellement – pas tellement sincère d’ailleurs – de sa promesse d’user, avec son entourage, de patience et de charité chrétiennes et par des vœux – qui l’étaient beaucoup plus – de santé et de bonheur offerts avec affection à sa noble correspondante. Puis elle jeta un peu de sable sur le papier pour le sécher, secoua le tout et plia soigneusement sa lettre en un élégant rectangle sur lequel elle inscrivit l’adresse. Elle écrivit ensuite quelques mots à Louis Vernet pour lui faire part de son « heureuse arrivée » et quelques autres à Mme Chauvet pour la remercier de sa compagnie et du soin qu’elle avait pris afin d’adoucir le plus possible une cruelle période de transition…

En ayant ainsi terminé avec ses modestes obligations mondaines, Hortense pensa qu’il était temps de commencer le fameux journal.

La première chose qu’elle avait faite, en s’installant dans la chambre de sa mère, avait été d’explorer le petit bureau-secrétaire dans l’espoir de trouver quelque chose, un souvenir peut-être, de celle qui s’était assise à cette même place pour écrire sur cette même tablette couverte de cuir fin marqué au fer à dorer. Elle n’avait trouvé qu’un paquet de plumes neuves, de l’encre, du sable à sécher, de la cire à cacheter et une petite provision de papier. Plus trois cahiers, neufs en ce sens qu’ils n’avaient jamais servi, mais dont le papier légèrement jauni témoignait de l’ancienneté.

Elle prit le premier venu, l’ouvrit en le lissant longuement du plat de la main, envahie par une émotion proche des larmes à la pensée de cette autre main, si douce et si délicate qui certainement, jadis, l’avait touché. Victoire n’avait peut-être pas eu le temps de l’utiliser. Sa fille allait y fixer, à présent, les souvenirs d’une vie dont elle ne pouvait rien prévoir…

Sa plume ayant souffert du courrier précédent, elle en prit une autre, chercha le canif à manche d’ivoire dont elle se servait pour la taille, ne le trouva pas et entreprit de fouiller les profondeurs obscures du petit meuble. Ce faisant, elle sentit que la planchette du fond glissait un peu sous sa main.