— A vos ordres, Monsieur le Marquis !
François ?… Le nom frappa Hortense comme une balle. Elle regarda l’homme qui s’était levé en hâte et réendossait sa pelisse fumante. Jusqu’à présent, elle n’y avait pas prêté plus d’attention qu’au coffre à sel ou à la miche de pain mais ce prénom la forçait à s’en occuper. Non sans une violente protestation intérieure : l’idée qu’il pût être le François de la lettre la révoltait. Ce n’était pas possible ! Cela ne pouvait pas être possible !…
Pourtant, comme si déjà elle était certaine, comme si déjà elle cherchait des excuses, elle lui trouva quelque allure, un visage bien taillé, à la fois énergique et aimable sous la longue moustache noire, de beaux yeux sombres qui regardaient droit. Il pouvait avoir quarante-cinq ans mais les épaisseurs de l’âge mûr ne l’avaient pas encore touché, comme il advient souvent à qui mène au grand air une vie rude.
Attiré peut-être par ce regard insistant l’homme aussi la regarda. Ce fut très bref. Déjà le fermier prenait son chapeau noir, saluait et disparaissait sur les pas du marquis. Hortense, alors, secoua l’espèce de charme qui l’avait tenue prisonnière un moment de ce « François » inattendu. Qu’allait-elle imaginer ? Que sa mère, ce miracle de grâce raffinée, ait pu conserver comme une relique une fleur offerte par un rustre, un mouchoir taché de son sang ? Quelle stupidité ! Comme si l’homme était le seul François au monde et même dans ce petit monde réduit de l’Auvergne profonde ! Le héros à la rose devait être quelque jeune homme de bonne famille aux mains délicates. Avec des mains comme les siennes, le fermier François n’aurait même pas senti des épines qui, d’ailleurs, n’auraient pas entamé son cuir brun…
Pourtant, l’idée s’accrochait. Assez pour que Hortense quittât la cuisine derrière les deux hommes et les suivît jusqu’au seuil du château. L’un derrière l’autre ils descendaient le chemin en escalier, silhouettes noires sur la blancheur de la neige où ils laissaient des traces profondes. Jérôme, avec la voiture attelée et le cheval du fermier, les attendait au bas de la pente.
Le marquis monta en voiture. Le fermier sauta en selle avec l’habileté d’un cavalier consommé. Décidément, cet homme méritait attention. Au moins celle d’Hortense pour qui un véritable homme de cheval faisait obligatoirement partie d’une certaine élite.
— C’est bien de « Mademoiselle » de Combert, ça ! fit derrière son dos la voix bougonne de Godivelle qui avait suivi elle aussi. Faire venir Monsieur Foulques jusque chez elle quand ça aurait été tellement plus simple de faire atteler sa voiture et de ramener le jeune Étienne !
— Il a pris froid et il est blessé. Ce n’était sans doute pas prudent de le faire sortir aujourd’hui.
— Ça ne sera peut-être pas plus prudent de le faire sortir demain et ça m’étonnerait que le maître s’éternise à Combert.
— Il n’aime pas y aller ?
— Oh si ! Que trop même ! Ce qui m’étonne c’est que la demoiselle Dauphine n’ait pas encore réussi à se faire épouser ! Faute d’argent, je pense…
— Dauphine ? Je n’ai jamais entendu ce nom. C’est bien joli pourtant !
— C’est un nom qu’on donne encore dans nos anciennes familles nobles. La demoiselle aussi est jolie bien qu’elle ait passé fleur. Elle a quelque bien et elle brûle d’être marquise de Lauzargues.
Le ton de Godivelle annonçait clairement que, pour sa part, elle n’adhérait en rien à ce projet.
— Pourquoi ne l’est-elle pas, alors ? Le marquis a-t-il tant aimé sa femme qu’il ne puisse se résigner à donner sa place ?
— Non. Mais il est pauvre. Et il a trop d’orgueil pour accepter de ne pas être toujours et partout le maître… le premier…
— Ne m’avez-vous pas dit, si je ne me trompe, que la défunte marquise lui avait apporté une dot ? Quelle différence ?
Le souci ajouta quelques plis au vieux visage :
— Il est normal qu’une fille apporte dot. Et puis… nous n’étions pas si misérables à l’époque. Le partage était plus égal…
— Le marquis aime-t-il Mademoiselle de Gombert ?
— Je vous ai dit qu’il n’avait jamais aimé personne. Elle lui plaît, ça c’est sûr ! Mais, de toute façon, il ne la mariera jamais !
— Comment pouvez-vous en être aussi sûre ? Le marquis est moins pauvre à présent puisque je suis là. Je crois savoir que mes tuteurs doivent payer une pension généreuse. Ainsi, du moins, l’a ordonné le Roi. Alors, pourquoi…
— Vous devriez rentrer, demoiselle Hortense ! ronchonna Godivelle qui n’avait peut-être plus très envie de parler. Vous allez attraper la mort. Ce sera déjà bien suffisant si on nous ramène un malade !…
— Pourquoi, continua Hortense en haussant le ton, le marquis ne prendrait-il pas une compagne pour continuer son chemin ? La vieillesse est triste quand on est seul.
— Pourquoi ?…
Godivelle détourna la tête, visiblement mal à l’aise comme si elle avait sur le cœur un poids dont elle brûlait de se défaire. Elle hésita, regarda la jeune fille qui attendait… Puis brusquement se décida :
— Après tout, vous finirez bien par le savoir. Monsieur Foulques ne se mariera pas parce que, pour se marier, il faut aller à l’église… et qu’il a juré de ne plus jamais y mettre les pieds ! A présent, rentrez ou ne rentrez pas, demoiselle ! Moi j’ai à faire.
Virant sur ses chaussons de feutre avec une légèreté inattendue, elle disparut sans faire plus de bruit qu’un chat, laissant Hortense aux prises, une fois de plus, avec l’impression de malaise qu’elle éprouvait souvent depuis son arrivée. Elle entendait encore la voix froide du marquis, lui disant la veille, sur la tour : « Je ne vais jamais à la messe. » Elle en avait été choquée, mais infiniment moins qu’elle ne l’était à présent. Même dans sa vie protégée de fillette elle avait appris que nombreux étaient les hommes, surtout ceux qui avaient vécu la grande Révolution et l’Empire, qui désertaient la messe. On laissait cela aux femmes, aux enfants mais tout de même on faisait au moins acte de présence à l’église aux grandes occasions et surtout lorsqu’il s’agissait de mariage. Or, le marquis de Lauzargues, dernier tenant d’une vieille famille chrétienne, refusait de se marier pour n’être pas obligé d’entrer dans une église. Et cela depuis la mort d’une épouse qu’il n’aimait pas ! Qu’est-ce que tout cela pouvait signifier ?
De l’autre côté du ravin, les yeux d’Hortense rencontrèrent la petite chapelle emmaillotée de neige, serrée frileusement contre son rocher avec un air d’abandon qui lui serra le cœur. La maison de Dieu ressemblait à ce qu’elle était : une vieille bâtisse acculée à la mort par la volonté du puissant château dressé en face d’elle, du repaire féodal fort de ses tours, de ses murailles et de son intransigeance qui attendait froidement sa ruine après l’avoir bâillonnée, étouffée. La jeune fille fut prise d’une grande envie de la rejoindre pour la voir de près, la toucher, essayer d’y entrer peut-être. Le danger signalé par le marquis ne lui faisait pas peur : elle voulait aller prier Dieu chez lui ! Mais ni les minces semelles de ses souliers ni sa robe de laine fine n’étaient indiquées pour une expédition dans la neige.
Remontant précipitamment à sa chambre, elle chercha les grosses chaussures dont elle se servait pour courir les bois quand elle se trouvait au château de Berny, la demeure forestière de son père. Elle les chaussa, prit une grande écharpe dont elle enveloppa sa tête puis, redescendant, saisit au passage, au portemanteau du vestibule, l’une des épaisses capes que l’on y laissait en permanence. Il lui semblait que ce vêtement rustique serait mieux adapté à l’expédition projetée que l’un de ses propres manteaux sentant un peu trop la grande ville. La cape était faite d’un tissu brun épais et bourru qui grattait un peu mais qui l’enveloppa immédiatement d’une bonne chaleur. Ainsi équipée, Hortense descendit le chemin, prenant soin de placer ses pas dans les traces laissées par les deux hommes.