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— Est-ce que Godivelle ne vous traite pas bien ?

— Si ! Oh si – Elle est très bonne, très attentive – mais pas au point de risquer une colère du marquis !

— Elle a des excuses. Elle ronchonne bien de temps en temps mais elle le craint. Et puis… elle l’aime !

— Est-ce que c’est vraiment possible ?

— D’aimer Foulques de Lauzargues ?…

Un instant il resta silencieux. Puis, avec un soupir si profond qu’il semblait venir des entrailles mêmes de la terre, il reprit :

— Oui, c’est possible. Terriblement possible. Je sais au moins une femme qui est morte de l’avoir trop aimé…

Tombant des hauteurs de la motte féodale, la voix de Godivelle coupa la question qui montait tout naturellement aux lèvres de la jeune fille.

— Demoiselle ! Demoiselle Hortense ! Voulez-vous rentrer tout de suite.

Toute mélancolie balayée, Jean de la Nuit se tourna vers elle, agitant son chapeau noir :

— Ne crie pas si fort, Godivelle ! Je ne vais pas la dévorer, ta demoiselle ! Je te la rends – tout entière ! Il vaut mieux que vous rentriez, ajouta-t-il pour Hortense. La nuit va bientôt tomber et l’on n’aime guère me voir par ici.

Elle voulut le retenir encore.

— Je vous reverrai ?… J’aimerais tant que nous soyons amis ! J’ai tellement besoin d’un ami !

Il avait recoiffé son grand chapeau et allait s’éloigner mais, soudain, il se pencha vers le petit visage implorant.

— Je serai votre chevalier, votre serviteur s’il vous plaît, Hortense, et vous pourrez m’appeler chaque fois que vous aurez besoin de moi. Mais je ne crois pas pouvoir être jamais votre ami !

— Oh… pourquoi ? fit-elle désolée.

Il se pencha plus bas encore, presque à toucher du nez celui de la jeune fille, et elle sentit la chaleur de son souffle sur son visage.

— Parce que vos yeux sont trop beaux !

L’instant suivant, il était déjà loin, emportant avec lui sa force et sa chaleur. Désemparée, tout à coup, Hortense cria, les mains en porte-voix :

— Mais comment vous appeler… si j’ai besoin de vous ?

— Quand souffle la « traverse », le vent qui vient de l’ouest, criez mon nom ! Il y aura toujours quelqu’un pour vous entendre…

— Et si…

Mais déjà il avait disparu. Il n’y avait plus, dans le vallon, que les cris de Godivelle réclamant le retour d’Hortense. Celle-ci, d’ailleurs, n’avait plus envie de s’attarder. En dépit de son épais vêtement, elle avait froid, de ce froid étrange qui l’avait saisie en arrivant à Lauzargues. Un froid qui venait de l’intérieur comme si, en s’éloignant, le maître des loups avait emporté avec lui toute la chaleur de son sang… Pourtant, en remontant vers le château, elle ne se sentait plus aussi seule. Et cette impression ne venait certes pas de ce que Godivelle, génie familier courroucé, l’attendait au seuil, l’œil en bataille et les mains nouées sur son devancier bleu.

— On voit bien, gronda-t-elle en hochant si furieusement la tête que les barbes de son bonnet s’agitèrent comme les ailes d’un moulin, on voit bien que le maître n’est pas au logis ! Autrement, ce bon-à-rien ne se permettrait pas de venir jusqu’ici !

— Êtes-vous certaine qu’il ait si peur de votre maître ? Et puis le chemin est à tout le monde. Quant à la chapelle, elle est à Dieu, même si le marquis s’en prétend propriétaire au point d’empêcher que l’on y entre !

Godivelle darda sur Hortense un regard soupçonneux :

— Vous voilà bien « remontée » on dirait ?… Je sais bien qu’il n’a jamais peur de rien, ce meneu d’loups ! Ce sont bien plutôt les autres qui ont peur de lui. Vous croyez que c’est chrétien d’entretenir commerce avec ces créatures du Diable, de leur parler, de s’en faire obéir ?

Elle se signa précipitamment tout en refermant la porte du vestibule avec autant de soin que si elle s’attendait à voir Jean, ses loups et tous les démons de l’enfer envahir le château.

— Laissez donc le Diable où il est, Godivelle ! Les loups sont créatures de Dieu tout comme les autres animaux. Le grand saint François d’Assise leur parlait, lui aussi, fit doctement Hortense, surprise elle même de s’entendre plaider la cause d’animaux dont elle avait si peur. Jean les nourrit. Dès lors pourquoi ne lui obéiraient-ils pas ? Laissez jeûner les molosses du fermier et vous verrez s’ils ne seront pas féroces !

Godivelle fronça les sourcils, jetant à la jeune fille un regard en coin :

— On dirait qu’il a fait votre conquête, ce grand flandrin ?

— Il m’a tirée d’un mauvais pas. Il m’a aidée. C’est déjà beaucoup et je n’ai aucune raison de me montrer ingrate… Au fait, puisque vous le connaissez si bien, Godivelle, vous pourriez me dire qui il est, au juste ?

— S’il n’a pas jugé bon de vous l’apprendre, comptez pas sur moi pour ça !

Et, avec la majesté d’un navire de haut bord rentrant au port toutes voiles dehors, Godivelle rentra dans sa cuisine dont la porte retomba sur elle, indiquant ainsi que les parlottes étaient terminées pour un moment.

Pensant qu’il était plus sage de lui laisser cuver sa mauvaise humeur, Hortense remit sa cape au porte-manteau et remonta dans sa chambre. Elle tisonna son feu, remit deux bûches, ôta ses grosses chaussures qu’elle mit à sécher puis, glissant ses pieds minces dans ses pantoufles de tapisserie, alla s’installer à son petit bureau avec, pour la première fois, l’agréable sensation de rentrer chez elle et d’y être bien.

Elle alluma le chandelier, ouvrit un cahier, prit une plume, la tailla, la trempa dans l’encre et se mit en devoir de rédiger la première page de son journal avec la satisfaction paisible de quelqu’un pour qui écrire a toujours été un vrai plaisir.

En faisant revivre, au bout de sa plume, les premiers instants de son séjour à Lauzargues, elle oublia le temps. Cinq grandes pages étaient déjà couvertes de sa haute écriture régulière quand on gratta à la porte. Ce fut Pierrounet qui parut à son invitation d’entrer :

— Le souper est servi, demoiselle ! La tante vous demande de descendre vite. L’omelette au fromage c’est pas bon quand c’est pas mangé chaud et M’sieur Garland il vous attend déjà !

— Où cela ? fit Hortense soudain inquiète.

— Ben… dans la salle, pardi ! La tante a dit comme ça que c’était pas parce que M’sieur le Marquis était point là qu’il fallait pas faire comme si il y était !

— Miséricorde ! Je vais souper en tête à tête avec le précepteur ?…

— Dame, oui ! Vous auriez préféré la cuisine ?

— Je crois bien ! Enfin… autant en finir le plus vite possible. Je viens !

Tout en se donnant un coup de peigne et en remettant des souliers convenables, elle se demandait si ce souper imposé dans une salle glaciale en face d’un personnage qui ne lui inspirait aucune sympathie n’était pas une sorte de vengeance de Godivelle. Et elle décida d’en avoir le cœur net. Arrivée au rez-de-chaussée elle fila directement à la cuisine où elle trouva l’offensée occupée à faire glisser sur un plat la fameuse omelette dorée à point.

— Vous êtes fâchée, Godivelle ?

— Moi ? Par tous les saints du Paradis, pourquoi est-ce que je serais fâchée ?

— Vous n’étiez pas très contente de moi, tout à l’heure, alors j’avais cru ! Vous m’obligez à souper seule avec M. Garland quand je me réjouissais de souper ici !

— Quand Monsieur le Marquis donne un ordre, je fais comme il dit, même quand il n’est pas là, fit sévèrement Godivelle. Mais n’allez pas vous mettre des idées en tète pour autant : j’ai dit qu’il valait mieux pas laisser le Jean aux loups tourner autour de vous c’est parce que ça risque de vous attirer des ennuis avec votre oncle. Quant au Garland vous n’êtes pas obligée de lui faire la conversation. A présent venez-vous-en ! Ça ne sera plus mangeable…