Godivelle était tombée à genoux et invoquait précipitamment tous les saints de sa connaissance en une litanie affolée. Elle ne s’arrêta qu’à l’instant où Chapioux, soutenant un Garland glacé et terrifié, remonta jusqu’à elle… La mine du fermier était sombre.
— Alors ? demanda la vieille femme en s’agrippant au bras d’Hortense pour se relever. Tu… tu as vu quelque chose ?
— Rien, fit l’homme. Sinon cette maudite cloche qui bat, qui bat comme le cœur d’un démon ! Renfermez-vous, la Godivelle, et fermez bien tout votre monde ! C’est pas une nuit à rester dehors pour des chrétiens… Il a dû arriver malheur au jeune maître…
Jetant presque le bibliothécaire plus mort que vif dans les bras d’Hortense, il repartit en courant et rappela ses chiens. Quelques instants plus tard, il n’y avait plus personne autour de la chapelle. Sanglotant et priant pêle-mêle, Godivelle poussa son monde à l’intérieur, claqua la porte sur la nuit inquiétante, poussa les verrous et ajouta une lourde barre de fer. Alors seulement le tintement de la cloche mourut et s’éteignit…
La joie de tout à l’heure avait disparu chez Hortense. Et aussi sa certitude…
La terreur qui emportait les habitants du château dans ses tourbillons – on avait trouvé Pierrounet tapi, dents claquantes, derrière le pétrin de la cuisine – l’entraînait elle aussi. Pelotonnée au coin d’un feu qu’elle ne se résignait pas à couvrir, pas plus qu’elle ne se décidait à gagner son lit qui dans son ombre verte lui paraissait hostile et froid, elle épia longuement, enveloppée d’une couverture, les chuchotements de la maison et les bruits du dehors.
Jamais, jusqu’à présent, elle n’avait craint les ténèbres ni cru aux fantômes et tout ce qui, en elle, était clarté, courage et simple logique s’opposait encore farouchement à ces croyances obscures venues du fond des âges. Mais ce qui venait de se passer n’en était pas moins inexplicable… Si Jean était venu cette nuit faire tinter la cloche de la chapelle, le fermier et ses limiers auraient trouvé au moins une trace. Or, ils n’avaient rencontré que la vieille peur de l’Invisible qui les avait rejetés, inquiets, à l’abri de leurs murs.
Une chose était certaine : un mystère enveloppait la mort de la marquise. Un mystère qui n’en était pas un pour tout le monde d’ailleurs. Même la douleur la plus cruelle ne peut expliquer les portes barricadées, excuser cette église condamnée, étouffée comme si elle recelait un terrible danger. Un mort bien-aimé cela se pleure, cela se vénère, cela s’enterre bien sûr… mais sous des fleurs. Pas sous des verrous ! Ni sous une inexplicable conspiration du silence… C’était comme si tous ici craignaient cette morte dont pourtant chacun s’accordait à proclamer qu’elle avait été douce, timide et de peu de sens…
Lorsque l’on redoute de voir ou d’entendre quelque chose, il est bien rare que l’on ne réussisse pas, effectivement, à voir ou à entendre. L’imagination stimulée par la peur crée ses propres images. Vers minuit, alors qu’elle commençait à s’assoupir, Hortense se redressa brusquement, le cœur battant la chamade… Dans la pièce voisine, celle qui avait été la chambre de la marquise, un bruit venait de se faire entendre, une sorte de long glissement étouffé par l’épaisseur de la muraille. Puis ce furent trois coups sourds, bien détachés, enfin un sifflement assez semblable à celui du vent sous une porte…
Recroquevillée dans son fauteuil, Hortense osait à peine respirer. L’absence du marquis la laissait seule à cet étage du château… Son courage naturel la poussait à prendre une chandelle et à sortir de sa chambre pour voir… Mais pour voir quoi ? D’ailleurs, la terreur la paralysait.
Elle resta là des heures, incapable de bouger, guettant des bruits qui ne revinrent pas. Ce fut seulement au chant du premier coq qu’elle réussit à se jeter sur son lit pour y sombrer enfin dans un profond sommeil.
CHAPITRE V
L’OMBRE BLANCHE
Assise sur la pierre de l’âtre, un plein panier de châtaignes à côté d’elle, Godivelle épluchait ses fruits comme si elle leur en voulait personnellement. Elle ressemblait à un bourreau du Moyen Age essayant de faire avouer un patient, et arrachait les coques brunes et luisantes avec des gestes farouches. Assise en face d’elle Hortense la regardait faire et mâchonner son indignation et ses craintes. Tout en prenant le Ciel à témoin du peu de considération que les défunts montraient aux vivants, elle affirmait que les événements de la veille ne pouvaient signifier qu’une chose : un malheur allait s’abattre sur la maison avant longtemps.
— C’est un avertissement ! répétait-elle. Et ça ne peut pas être autre chose : Chapioux a refait le tour de la chapelle ce matin et il est certain, à présent, qu’il y a de la diablerie là-dessous !
— Pourquoi en est-il si sûr ?
— Oh, pour ça, il a une bonne raison. Si vous voulez faire sonner une cloche, vous tirez sur la corde, pas vrai ?… Eh bien, il n’y a pas le plus petit bout de corde là-haut. Et pas davantage de trace de quelqu’un qui serait monté par l’extérieur. Ça se verrait sur la neige et il n’en est pas tombé d’autre cette nuit. Mais Chapioux a tort de penser au Malin. Moi, je dis que c’est notre défunte maîtresse qui veut nous faire savoir quelque chose. Et comme il n’y a personne ici qui l’intéresse plus que son enfant j’ai bien peur que ça nous annonce du mauvais pour Monsieur Etienne.
Lâchant son couteau, elle se signa précipitamment puis reprit son ouvrage après avoir essuyé, du dos de la main, une larme qui roulait sur sa joue. Ne voulant pas être indiscrète, Hortense alla jusqu’à l’entonnoir de pierre où se logeait la fenêtre. De la cuisine on découvrait un autre côté du promontoire où se dressait le château. Celui qui se terminait par une sorte de falaise rocheuse tombant à pic sur le torrent… Un endroit où il était facile de quitter ce monde sans doute. Un pas, rien qu’un tout petit, et c’était l’accident mortel. Hortense tressaillit, se secoua. A quoi allait-elle penser ? Mais elle ignorait les cheminements secrets de la pensée.
— Comment est morte ma tante Marie ? demanda-t-elle, employant pour la première fois le titre familial, afin d’affirmer son droit à une réponse…
— Je vous l’ai dit : d’un accident… Où est passé Pierrounet ? Je voudrais tout de même bien qu’il aille me chercher…
Avec une agitation soudaine, Godivelle abandonna son épluchage, se dirigea vers la porte en appelant son neveu, cherchant visiblement des prétextes pour ne pas répondre à d’autres questions. Cette fois, Hortense, décidée à ne pas la laisser lui glisser entre les doigts, s’élança, lui barra le passage au moment même où elle atteignait la porte…
— Quelle sorte d’accident, Godivelle ? demanda-t-elle doucement. Pourquoi donc n’aurais-je pas le droit de savoir ?
La vieille femme leva sur elle un regard lourd de reproches.
— Ce n’est pas bien, demoiselle Hortense, de m’obliger à parler de ça. C’était si affreux !… Vous y tenez vraiment ?
— Oui. J’y tiens !
— Eh bien… Elle s’était endormie dans le fauteuil au coin de la cheminée de sa chambre et… sa robe a pris feu ! Le malheur, c’est qu’elle était seule au château. Monsieur Foulques était à Pompignac pour négocier une coupe de bois. Le petit… je veux dire Monsieur Étienne, était en campagne avec M. Garland qui cherchait des herbes. Et moi j’étais à la ferme… J’ai entendu crier et je me suis encourue… c’était trop tard ! A présent laissez-moi passer ! Il faut vraiment que je trouve Pierrounet !