— Mon Dieu… que vous êtes belle, murmura-t-il avant, d’éclater en sanglots convulsifs qui laissèrent Hortense interdite.
— Eh bien, en voilà un accueil ! gronda le marquis de Lauzargues qui suivait la chaise de son fils. En vérité, Étienne tu te comportes…
Mais déjà Mlle de Gombert s’interposait.
— Allons, Foulques, laissez ce garçon tranquille ! Il est déjà assez malheureux comme cela ! Si vous croyez que c’est amusant de devoir attendre deux mois avant de pouvoir seulement poser le pied par terre. Il a besoin de son lit… et de repos ! Cela va lui donner tout le temps de faire connaissance avec sa cousine…
Godivelle d’ailleurs prenait les choses en main, houspillant les porteurs qu’elle accusait de trop secouer le blessé et les menaçant des pires malédictions si, par leur maladresse, ils lui causaient la moindre souffrance supplémentaire. Sa rudesse vigilante, la tendresse que l’on y sentait latente établissaient un rempart entre Étienne et le mécontentement de son père, un rempart qu’elle défiait visiblement le marquis d’oser franchir. L’œil orageux, le marquis dut se contenter d’offrir à Hortense des excuses qu’elle refusa d’ailleurs :
— Un malade, un blessé, enfin quelqu’un qui souffre a tous les droits, mon oncle ! Je suis certaine que, bientôt, nous nous entendrons parfaitement, Étienne et moi.
La surprise de s’entendre donner un titre qu’on lui refusait naguère calma net la colère du marquis. Il eut même, pour la jeune fille, un de ses rares et charmants sourires :
— Auriez-vous, en mon absence, décidé de voir choses et gens d’un œil plus favorable… Hortense ?
Concession pour concession ? La jeune fille apprécia mais se garda bien d’avouer que son subit accès de diplomatie lui était dicté uniquement par le souci d’aider ce garçon malheureux et qui n’avait sans doute aucun besoin, en rentrant au logis, de se retrouver confronté à une guerre d’escarmouches. Hortense sentait, d’instinct, qu’il lui fallait composer avec le marquis si elle voulait être d’une utilité quelconque à Étienne.
— Peut-être ai-je vraiment envie de faire partie de la famille, dit-elle seulement, s’efforçant de ne pas entendre les protestations de sa conscience qui lui reprochait un mensonge aussi flagrant… Mais, puisque les loups hurlaient autour de Lauzargues, peut-être valait-il mieux, au moins pour un temps, hurler avec eux ?
Durant les quelques jours où Dauphine de Gombert séjourna au château, Hortense ne revit pas Étienne qui garda la chambre sous la double surveillance de son précepteur et de Godivelle. Mais elle n’y pensa guère tant la vie avait pris soudain un tour agréable. Dauphine était une compagne pleine de charme et d’entrain. Elle emplissait le château de sa voix claire, de son rire et d’un esprit qui, pour être parfois mordant, n’en faisait pas moins la joie d’Hortense car, grâce à lui, les mornes repas dans la grande salle avaient cessé d’être d’insupportables corvées…
En la voyant, le soir surtout, prendre place à la droite du marquis vêtue d’une jolie robe de velours vert feuille ou de dentelle noire dont elle réchauffait le décolleté d’une écharpe assortie sous laquelle brillaient l’or et les topazes d’un large collier, le visage encadré de longues boucles d’oreilles, Hortense pensait qu’il fallait somme toute peu de chose pour créer une atmosphère chaleureuse. Habituée, peut-être de longue date, à voir le marquis céder à ses désirs doucement exprimés, Dauphine n’avait eu aucune peine à obtenir de Godivelle que l’étain des chandeliers devînt aussi brillant que de l’argent, que Pierrounet allât lui cueillir autour du château des branchettes de houx ou de gui dont elle composait, avec des chardons séchés, des bouquets originaux pour orner la table…
— Bouquets du Diable ! grognait le marquis, on ne peut y toucher sans se piquer les doigts !
— Ils ne sont pas faits pour que l’on y touche mais pour être regardés. Quant au Diable, je vous rappelle qu’il brûle mais ne pique pas. Ici et en hiver, il ne faut pas se montrer trop difficile… à moins de posséder une serre. Avez-vous des serres, chez vous, Hortense ?
— Oui. Au château de Berny, mon père avait fait construire une grande serre pour faire plaisir à ma mère. Elle adorait les fleurs et n’en avait jamais assez. Surtout des roses !
— Je la comprends. Au fond, on vous a joué un très mauvais tour en vous arrachant à de si agréables demeures pour vous précipiter au fond de ce château, vénérable sans doute mais meublé de courants d’air plus que de bois précieux.
— Le couvent des Dames du Sacré-Cœur d’où je viens n’était guère plus confortable, en dépit du fait qu’il occupe l’un des plus beaux hôtels de Paris.
— Guère plus… Mais plus tout de même ! Je gage que votre bon oncle ne vous a même pas demandé si vous vous trouviez bien installée ? Vous ne changerez jamais, mon cher Foulques. Hors de votre Lauzargues point de salut ! Il est et sera toujours pour vous préférable même à un palais royal.
— C’est « ma » maison. Et pour moi cela dit tout ! Quant à ma nièce, j’ai pensé qu’elle saurait s’accommoder d’une demeure dont sa mère s’est accommodée si longtemps…
— … mais dont elle ne se serait certainement plus accommodée si Dieu avait permis qu’elle y revînt… pour notre joie !
Une chaude vague de reconnaissance envahit Hortense à cet instant. Elle sentit qu’une partie de son cœur était attirée vers cette femme aimable, humaine et compréhensive qui allait au-devant de ses regrets et s’en faisait la championne. Elle chercha une phrase capable d’exprimer ce qu’elle ressentait sans offenser le marquis mais ne la trouva pas. Mlle de Combert s’aperçut de son trouble et se leva aussitôt :
— Laissons ces messieurs, petite, et allons bavarder un moment dans ma chambre. Je me sens un peu lasse.
Soir après soir, Hortense prenait place sur une chaise basse au coin du feu, en face de Mlle de Combert qui, enveloppée d’un peignoir de belle soie ouatinée, l’interrogeait interminablement sur sa vie passée, ses parents, leurs habitudes, les fêtes qu’ils donnaient, leurs relations et même les toilettes, les bijoux de Victoire.
La jeune fille se prêtait au jeu avec une sorte de délectation. C’était agréable de revivre un peu, pour cette auditrice attentive, les jours ensoleillés d’autrefois et, surtout, de pouvoir parler sans contrainte de ceux qu’elle avait perdus. Elle se sentait alors plus proche d’eux, moins orpheline. Un soir même, elle osa poser une question qui la tourmentait inconsciemment et qui, à évoquer les derniers temps du baron et de la baronne Granier de Berny, se fit soudain présente.
— Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Mon oncle abhorre mon père, n’est-ce pas ?
— Cela ne fait malheureusement aucun doute, ma pauvre enfant.
— Je l’ai compris. Et je le comprendrais mieux encore si c’était à cause de la mort de ma mère. Pourtant il me semble que ce n’est pas cela qu’il lui reproche le plus mais bien d’avoir été ce qu’il était : un roturier enrichi qui a osé épouser une Lauzargues ?…
— Vous n’avez pas tort, dit rêveusement Dauphine après un instant de silence. Voyez-vous, votre mère est morte pour lui à l’instant même où elle a choisi votre père. On ne tue pas une morte…
— On me dit qu’il l’aimait beaucoup pourtant. Quand on aime on ne chasse pas si facilement un être de son cœur.
— Sans doute, mais il l’aimait… trop ! De ce fait il l’aimait mal.
— Peut-on aimer trop, aimer mal ?…