Выбрать главу

— Il suffit d’aimer pour soi-même… et non pour l’autre. Mais vous êtes trop jeune encore pour comprendre tout cela, conclut Mlle de Gombert en retrouvant son ton enjoué habituel.

Un autre soir, Hortense demanda, en riant, pourquoi son amie ne veillait jamais dans la grande salle en compagnie du marquis, ce qui eût été naturel. La même scène, en effet, se reproduisait chaque soir : le souper achevé, Dauphine se levait, s’excusait avec grâce et quittait la salle suivie d’Hortense et du regard amusé de son cousin mais sans qu’il élevât jamais la moindre objection.

— Il sait bien, expliqua-t-elle à Hortense, que je ne peux souffrir ce Garland dont il est entiché. Je sais bien que c’est un puits de science et qu’il apporte une vraie passion à reconstituer l’histoire des Lauzargues. Je sais que, grâce à lui, ce pauvre Étienne aura, au moins, appris quelque chose dans sa vie et que c’est une vraie chance, surtout pour un homme aussi désargenté que mon cousin, mais je ne l’aime pas et il n’y a aucune raison pour que cela change dans l’avenir. Il a une tête à faire peur aux corbeaux !

— Mais, c’est vrai ! Un bibliothécaire cela se paie, un précepteur aussi. Comment fait mon oncle ?

— Il ne paie ni l’un ni l’autre. Le bonheur d’habiter Lauzargues et de manger la cuisine de Godivelle lui paraît un salaire tout à fait suffisant.

— Et M. Garland est d’accord ?

— Tout à fait et il l’a toujours été. Garland est un héritage du vieux marquis. Il y a plus de vingt ans, dans les débuts du siècle – ne me demandez pas l’année, je n’ai aucune mémoire des dates –, il l’a trouvé au cours d’une battue aux loups vers Auriac à moitié mort de faim et de froid. Je crois qu’il n’a jamais très bien su d’où il venait mais son nom l’a amusé… et aussi sa bosse.

— Sa… bosse ? Était-il si cruel ?

— Pas plus cruel qu’un autre, mais ce nom de Garland ne vous dit-il rien ?

— Rien du tout. Le devrait-il ?

— Décidément, soupira Mlle de Gombert, notre jolie Victoire ne vous a pas raconté grand-chose des histoires de sa famille. Quant à Godivelle, le temps a dû lui manquer sinon vous seriez déjà au fait. Eh bien, ma chère, sachez qu’au temps où les Anglais tenaient une partie de l’Auvergne durant la guerre de Cent Ans, Lauzargues était tombé par la trop grande jeunesse de son seigneur aux mains d’un routier boiteux, bossu, et méchant comme tout l’Enfer qui s’en était emparé par la trahison d’un valet. Ce bandit a gardé le château pendant quatre ou cinq ans, le temps pour le jeune Foulques de l’époque de se faire des muscles et une épée solide. Il s’était juré de tuer le misérable qui avait assassiné sa mère et l’avait obligé lui-même à fuir. Mais il n’a pas eu ce plaisir : un beau jour Bernard de Garlan a disparu sans que personne pût dire où il était passé…

— Bernard de Garlan ? C’était son nom ?

— Eh oui ! Celui-ci s’appelle Eugène et orthographie son nom avec un d mais le défunt marquis a trouvé la similitude amusante. Et plus amusante encore l’idée de ramener un Garlan au château…

— Alors que l’autre avait laissé de tels souvenirs ? Ne craignait-il pas de réveiller…

— Quoi ? Un vieux fantôme ? Le bonhomme, en tout cas, est bien inoffensif. Quant au marquis… c’était un vieillard sceptique, grand liseur de M. de Voltaire et ne croyant ni à Dieu ni au Diable.

— J’ai bien peur que mon oncle ne soit comme lui, soupira Hortense. Il ne veut pas entendre parler d’entrer dans une église.

— Oh, je sais ! Ne croyez pourtant pas qu’il soit athée mais au moment de la mort tragique de votre tante il s’est querellé gravement avec l’abbé Queyrol, l’ancien curé du village qui desservait aussi le château. Je ne saurais même pas vous dire pourquoi. Avec un homme aussi orgueilleux, la moindre chose déchaîne la tempête. De là son abstention… et la chapelle condamnée. Mais, ajouta-t-elle en retrouvant le sourire qu’elle avait perdu un instant, je ne désespère pas de l’amener un jour ou l’autre à composition. Je le connais depuis si longtemps !

— Ah, j’en serais si heureuse ! s’écria Hortense, sincère. En attendant, je voudrais tant pouvoir aller entendre la messe demain.

— C’est vrai. Vous êtes toute fraîche émoulue de votre couvent et la messe est encore la grande affaire pour vous. Elle a moins d’importance dans nos montagnes, tout au moins l’hiver quand la neige rend les chemins de l’église difficiles. Mais puisque j’ai là mon traîneau, nous irons l’entendre ensemble…

Une impulsion de joie jeta Hortense à son cou et les deux femmes s’embrassèrent chaleureusement.

— Vrai, dit Dauphine, amusée par l’impétuosité d’Hortense, c’est chose aisée que vous faire plaisir ! A présent, allez dormir. Je vais donner ordre que l’on attelle pour neuf heures…

La porte de la chambre de Mlle de Gombert ouvrait près de l’escalier. En sortant, le sourire aux lèvres, Hortense heurta presque Godivelle qui, un plateau garni dans les mains, descendait du second étage :

— Est-ce que mon cousin ne va pas bien ? demanda Hortense, désignant les assiettes à peine entamées. Godivelle haussa les épaules :

— Il ne va pas plus mal. Mais c’est le diable pour le faire manger. Comment voulez-vous qu’il reprenne des forces s’il refuse de se nourrir.

— Il doit s’ennuyer là-haut ! Est-ce que je ne pourrais pas le voir ?

— Non, pas encore. Il ne veut voir personne… Mais vous me semblez bien gaie, vous, ce soir ?

— C’est parce que Mlle de Gombert va m’emmener à la messe demain matin. Oh, Godivelle, je crois que vous la connaissez mal. C’est une femme merveilleuse ! Si intelligente, si bonne !…

Les petits yeux noirs de la vieille femme s’arrondirent d’une stupeur d’où l’indignation n’était pas absente. Elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais changea d’avis et la referma brusquement, à la manière d’une truite qui vient de gober une mouche, et se contenta de marquer sa désapprobation par un haussement d’épaules que Hortense jugea beaucoup plus vexant qu’un long discours.

— Je vous souhaite la bonne nuit, demoiselle Hortense ! marmotta Godivelle en reprenant sa descente de l’escalier dont l’axe de pierre la déroba aussitôt à la vue de la jeune fille. Haussant les épaules à son tour mais tout de même un peu moins contente qu’à l’instant précédent, celle-ci traversa le couloir et regagna sa chambre en pensant, pour se consoler de sa défaite, qu’il fallait accorder à l’âge le privilège de l’entêtement. D’autant que, dans l’aversion de Godivelle, si fort attachée à son maître, il devait entrer une bonne dose de jalousie…

Mais, le lendemain, tandis que, sous un soleil pâle aux rayons diffus, le traîneau glissait doucement sur le manteau immaculé de la campagne avec un froissement soyeux et une divine absence de cahots, Hortense avait complètement oublié Godivelle et ses préventions. Là-haut, sur la butte, la cloche du village appelait les fidèles à l’office divin et son tintement pur résonnait joyeux dans l’air vif et serein de ce matin d’hiver. Bien au chaud sous la couverture de fourrure qui embaumait la rose, Hortense respirait avec délices cet air frais qui lui rougissait les joues et le nez…

Comme beaucoup de ses semblables en terre cantalienne, le village de Lauzargues n’aurait eu droit, n’étaient la petite église romane et le four banal élevés en bordure du « coudert » communal[11], qu’au titre de hameau par comparaison avec les bourgs des pays de plaine : seules, quelques longues maisons sous leurs toits de chaume ou de lauzes à double pente qui abritaient aussi bien le logis du maître que son étable, sa fenière et sa grange, le composaient. La plus grande, la plus bruyante aussi était l’auberge où les hommes aimaient à se retrouver l’ouvrage terminé. Mais si le cœur même du village était de peu d’étendue, il prenait une certaine importance du fait des « écarts », fermes isolées ou hameaux qui dépendaient de lui. Jusqu’à la grande Révolution, ainsi que Mlle de Combert l’expliqua à sa jeune compagne, non sans de nombreux soupirs de regret, les seigneurs des lieux, maîtres de tout le pays, avaient connu, sinon la grande richesse, du moins une large aisance dont les fastes n’étaient plus que souvenirs et dont s’aigrissait un peu plus chaque jour l’humeur du marquis.