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Sachant qu’elle finirait par en sortir et que son goût du travail bien fait reprenant le dessus la précipiterait dans une autre sorte de désespoir, Hortense alla donner un demi-tour à la broche. Puis revint près de la vieille femme sur l’épaule de qui elle posa une main aussi légère que possible :

— Ne croyez-vous pas qu’il faudrait me dire ce qui se passe ici, ma bonne Godivelle ?…

Un mouvement furieux des épaules lui répondit comme si l’on voulait rejeter sa main mais elle ne l’ôta pas.

— Parlez-moi, Godivelle, je vous en prie ! Je suis votre amie… et je voudrais tant être celle de mon cousin. Je voudrais tant l’aider…

Godivelle releva brusquement un visage tuméfié par les larmes :

— Vous êtes l’amie de l’autre malgré ce que je vous ai dit ! Vous ne pouvez pas être la mienne ! fit-elle avec rudesse.

— Mais c’est vrai, je vous le jure. Mlle de Gombert m’est apparue comme une personne agréable… aimable et gaie. J’avoue qu’elle m’a fait du bien mais, à présent, je ne sais plus très bien. Je crains qu’elle n’ait plus d’esprit que de cœur…

Brusquement, la vieille femme s’arrêta de pleurer et considéra Hortense d’un œil inquisiteur…

— Il s’est passé quelque chose au village ?

— Oui. Mais surtout j’ai appris quelque chose.

— Quoi ?

— J’ai peur de ne pas avoir le temps d’en parler…

Par la porte laissée ouverte on pouvait entendre un pas léger qui descendait l’escalier. Godivelle, alors, réalisa que son rôti était en train de brûler sur l’autre côté et se jeta dessus, ce qui causa un vacarme suffisant pour étouffer ses paroles.

— Essayez de descendre me rejoindre cette nuit, demoiselle, quand tout le monde sera couché. Là, au moins, nous serons tranquilles.

Hortense approuva d’un battement de paupières et, pour se donner une contenance qui ne sentit pas trop la conspiration, elle alla prendre une pomme dans un panier que l’on venait d’apporter du fruitier et mordit dedans à l’instant même où Mlle de Combert faisait son entrée. Elle huma l’air ambiant et sourit :

— C’est bien la première fois que vous laissez brûler quelque chose, Godivelle ?

— Pour faire la cuisine il faut avoir la tête claire et la mienne est toute tourneboulée…

— Il ne faut pas vous tourmenter ainsi. Étienne a toujours été capricieux. Mais je vous promets de parler sérieusement à Monsieur le Marquis, ce soir.

Elle débordait de bonnes intentions, ayant visiblement retrouvé son calme et son enjouement. Durant le repas qui suivit, ce fut elle qui fit tous les frais de la conversation, parlant d’abondance du printemps qui allait bientôt venir, de la beauté que revêtait alors le pays et de l’agrément qu’il y avait à retrouver un semblant de vie de société grâce aux foires, et surtout aux fêtes des saints locaux qui déplaçaient beaucoup de monde et à l’occasion desquelles, en faisant ses affaires, on renouait relation avec des amis. Elle évoqua la fête des Brandons qui a lieu le premier dimanche de Carême et au cours de laquelle les plus jeunes mariés de l’année allument un feu sous un mannequin de paille avant d’aller manger des « bugnes » ou des « guenilles ». Et aussi la récolte des gentianes qui, aux beaux jours, mobilise les hommes vigoureux spécialistes de l’arrachage des immenses racines tordues comme des serpents blonds. Et aussi la grande procession des Pénitents de Chaudes-Aigues le vendredi saint. Et les feux de la Saint-Jean. Et les belles foires de la Margeride voisine. Et une foule d’autres occasions de s’amuser qui semblaient un peu dérisoires dans ce château des solitudes assiégé par la neige et les soucis.

— Vous avez commencé par le plus mauvais, dit-elle à une Hortense qui, l’appétit coupé par sa pomme et l’esprit ailleurs, ne mangeait pas. Vous aurez de bien agréables surprises surtout si mon cousin consent, comme il l’a promis, à mettre un terme à son isolement. Et puis vous viendrez souvent à Combert où vous aurez plus de chances qu’ici de rencontrer des gens aimables…

Elle se tut soudain sans que la jeune fille parût s’en apercevoir. Les yeux dorés d’Hortense s’étaient attachés au bouquet rustique placé au centre de la table et ne le quittaient plus.

— Vous ne m’écoutez pas, se plaignit Mlle de Combert.

Hortense tressaillit.

— Pardonnez-moi, chère Dauphine. Je serai très heureuse de connaître votre maison mais j’avoue que je n’ai guère l’esprit aux fêtes. Je voudrais tant savoir pourquoi mon cousin Etienne refuse de se nourrir alors que son état de blessé exigerait au contraire une nourriture saine et réconfortante…

Contre toute attente, ce fut Eugène Garland qui prit la parole :

— Il est difficile, sinon impossible, de savoir ce que contient l’esprit d’un garçon qui non seulement ne mange pas mais ne parle pas.

— Il ne dit rien, vraiment rien ?

— Une phrase seulement. Quand Godivelle apporte un repas, il dit qu’il n’a pas faim. A toutes ses objurgations il ne répond rien, se contente de boire un peu d’eau et ferme les yeux quand elle insiste, comme s’il s’endormait… Il est déjà très faible…

La pendule de sa chambre marquait onze heures quand Hortense, enveloppée d’une robe de chambre bleue, un châle sur les épaules et un bougeoir à la main, sortit précautionneusement de chez elle. Le couloir était obscur. Plus aucun rai de lumière ne se montrait sous les portes. Tout le monde dormait apparemment, même le marquis rentré fort tard et de fort méchante humeur. Il avait soupé hâtivement au coin du feu de la grande salle en la seule compagnie de Mlle de Combert qui lui parlait bas mais de manière fort pressante.

En descendant l’escalier, la jeune fille était un peu inquiète. Étant donné l’heure avancée, Godivelle ne l’attendait peut-être plus. Le lourd travail qu’elle accomplissait au long de la journée aurait fatigué une femme plus jeune. Elle devait dormir à présent…

Mais Godivelle ne dormait pas. Assise sur l’un des bancs de l’âtre, près du feu qu’elle n’avait pas encore couvert, elle filait le chanvre à l’aide d’une quenouille qui lui avait été offerte jadis par son défunt époux au temps de leurs accordailles, comme le voulait la coutume, et qui était une œuvre d’art. La hampe de frêne s’épanouissait en une sorte de cage faite de brins d’osier tressés et peints qui représentaient des étoiles bleues et des feuilles vertes assemblées autour d’un cœur. Hortense s’arrêta sur le seuil, frappée par la beauté du tableau qu’elle découvrait. Avec sa quenouille étoilée, son devancier bleu, sa haute coiffe blanche et le reflet doré du feu sur son visage et sur ses mains, Godivelle ressemblait à quelque fée rustique occupée d’un charme. Un charme dont la jeune fille demeura un instant prisonnière mais qu’il lui fallut bien rompre.

Elle vint, sans bruit, s’asseoir sur la pierre de l’âtre aux pieds de la vieille femme, et toutes deux demeurèrent un moment en silence. Un silence qui les apaisait avant le choc indispensable des paroles. Seul le feu faisait entendre ses doux crépitements…

Godivelle posa sa quenouille, se leva, prit un petit pot de grès posé près du feu, emplit un bol du lait qu’il contenait et offrit le tout à Hortense après y avoir ajouté un peu de miel. Et comme Hortense voulait refuser, elle insista :

— Buvez ! Vous veillez tard, ce soir, et les couloirs de ce château sont froids. Enfin, le miel adoucit le cœur…

— Mon cœur a-t-il donc besoin d’être adouci ?…