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— Il ne l’est jamais trop pour accueillir un enfant malheureux…

— C’est d’Étienne que vous voulez me parler ?

— Oui. Peut-être que je ne devrais pas mais, depuis qu’il est revenu, je pense, je prie et j’essaie de trouver le bon chemin. Le bon chemin il passe par vous, demoiselle, mais pour qu’il puisse le prendre il faut que je vous dise des choses.

Un instant elle garda le silence, ramassa sa quenouille, son fuseau, et reprit son ouvrage tandis que Hortense, respectant sa volonté, buvait son lait à petites gorgées.

— Ne prenez pas en mal ce que je vais dire, demoiselle Hortense, parce que de tout ça vous êtes bien innocente. L’autre jour, je vous ai dit qu’il s’était enfui à cause de vous. A présent, je dis que s’il se laisse périr faute de nourriture c’est encore à cause de vous…

— De moi ? Mais…

— Chut ! Les portes sont fermées mais les voix résonnent et au-dessus de cette cheminée il y a celle de Monsieur le Marquis. Essayez de m’écouter sans bruit et que Dieu me pardonne de trahir le maître que j’ai nourri de mon lait. Lorsque l’on a appris, ici, la mort terrible de vos malheureux parents…

— Un instant, Godivelle ! chuchota Hortense. Comment l’avez-vous apprise ?

— Je ne sais trop. Je crois que Monsieur Foulques a reçu une lettre, ou alors c’est la demoiselle de Combert, qui a des amis à Paris où il lui arrive de se rendre, qui a prévenu. Toujours est-il que votre oncle a tout de suite demandé, par son notaire, que votre tutelle lui soit confiée en tant que votre seul parent proche. Mais votre père avait trop d’importance, surtout pour les affaires du royaume qui ne vont pas si bien, dit-on, et la chose n’a pas été possible. C’est un tas de gens qui sont vos tuteurs mais vous avez tout de même été confiée à votre oncle, ce qui est normal. Vous êtes trop jeune pour vivre seule et sans protection…

Godivelle prit deux ou trois respirations. Il était rare qu’elle prononçât un si long discours et encore n’était-il pas terminé. A nouveau elle avait abandonné son ouvrage et, comme elle détournait la tête, Hortense comprit que le plus difficile restait à dire. D’autant que la vieille femme fit le signe de la croix avant de continuer :

— C’est dur à dire pour une vieille femme comme moi, et surtout parce que j’aime Monsieur Foulques. Je l’ai toujours aimé… quoi qu’il fasse. Mais en demandant votre tutelle, il espérait pouvoir gérer aussi votre fortune. Bien sûr, il reçoit une belle pension pour vous, une pension qui va permettre d’arranger un peu la maison…

— Je peux écrire et demander que l’on restaure Lauzargues.

Godivelle ouvrit de grands yeux :

— Vous êtes assez riche pour ça ?

— Je crois, oui… et plus encore peut-être…

— Il doit le savoir. Et comme la pension ne lui suffit pas, il a décidé que vous épouseriez votre cousin.

— Que je…

— Oui. Devenue comtesse de Lauzargues, c’est votre époux qui sera investi de vos droits et de vos biens mais vous devinez sans peine qui en disposerait en réalité.

Une boule se noua dans la gorge d’Hortense envahie d’une peine amère. En dépit de ses préventions, de ses craintes, il lui restait tout de même au fond du cœur l’espoir d’une arrière-pensée affectueuse du marquis, l’espoir que, privé à jamais d’une sœur qu’il avait aimée, il chercherait, sans peut-être se l’avouer à lui-même, à renouer par-delà la mort les liens rompus, à retrouver un reflet de celle qui n’était plus… Mais seule la fortune laissée par les deux victimes de la nuit de décembre l’intéressait. Il méprisait, haïssait le banquier, mais l’argent qu’il avait acquis, cela, non, il ne le méprisait pas.

Voyant une larme glisser sur le visage levé vers elle, Godivelle prit dans sa poche un grand mouchoir à carreaux et l’essuya avec une douceur infinie :

— Je vous fais peine, demoiselle Hortense, et j’en ai le cœur bien lourd. Mais lui aussi là-haut il a le cœur lourd, cet enfant que j’ai élevé. Il n’a pas réussi à fuir alors il pense qu’il ne lui reste que la mort.

— Mais pourquoi ?

— Pour vous libérer… Pour que vous ne soyez pas obligée de l’épouser.

— Personne ne peut m’obliger à épouser quelqu’un.

— Oh si ! Le marquis n’a pas votre tutelle pour l’argent, mais il n’en demeure pas moins votre plus proche parent. Vous ne pouvez vous marier sans son consentement et il a parfaitement le droit de vous imposer un mariage honorable si le Roi est d’accord ! Mais n’ayez pas peur. Vous n’aurez pas à épouser mon pauvre Étienne. Bientôt il nous aura quittés…

— Mais c’est monstrueux ! Mais c’est abominable !…

Godivelle haussa les épaules, philosophe :

— Ça a toujours été comme ça, chez nous et partout ailleurs dans le pays. Le chef de famille a tous les droits et les filles n’ont que celui d’obéir.

Hortense alla d’elle-même reprendre un peu de lait, un peu de miel. Il lui fallait le réconfort d’une chaleur coulant en elle tant elle avait l’impression que son cœur se glaçait. C’était comme un piège qui se refermait et elle en avait conscience. Pourtant elle n’arrivait pas à y croire tout à fait…

— Mais enfin, Godivelle, pourquoi mon cousin qui ne me connaît pas se sacrifierait-il pour me libérer ? C’est une chose que l’on peut faire peut-être par amour… par grand amour même : donner sa vie pour quelqu’un…

— Il y a plus de colère que d’amour dans sa volonté de se périr. Il ne veut pas que son père ait raison. Il ne veut pas qu’il gagne cette partie-là. Il… il le hait !

— Il le hait et il en a peur, n’est-ce pas ? Je l’ai vu dans ses yeux tandis qu’il s’enfuyait. Pourquoi ?…

Godivelle se leva, prit le buffadou pour activer la rougeur des braises qu’elle se mit ensuite à couvrir de cendres pour que le feu reste à couver jusqu’au moment de le ranimer, le jour revenu.

— J’ai assez parlé pour ce soir, demoiselle. Il fallait que vous sachiez tout cela mais, à ce que vous demandez là, je ne peux pas répondre. Le secret d’Étienne n’est pas le mien. S’il juge bon de vous le dire…

— Pourquoi le ferait-il ? Il ne veut même pas me voir.

— Il vous a vue. Et on peut peut-être l’obliger. Si vous pouviez lui parler, qui sait s’il n’écouterait pas ?…

A son tour, Hortense s’était levée. Elle avait besoin d’être seule à présent pour penser à tout cela. Et puis elle en voulait un peu à Godivelle de ne pas tout lui dire car – et de cela elle était tout à fait persuadée – la vieille femme savait à quoi s’en tenir sur les sentiments d’Étienne envers son père. Remettant son châle sur ses épaules, elle se dirigea vers la porte mais s’arrêta, la main sur le loquet.

— Avec tout cela je ne vous ai pas parlé de ma visite au village, ce matin. J’ai rencontré votre sœur.

Le saisissement fut si complet que la pelle à cendres échappa à Godivelle et retomba sur les dalles du sol avec un bruit d’apocalypse.

— Sigolène ? Vous avez vu Sigolène ? Comment ? Que s’est-il passé ? Lui avez-vous parlé ?…

— Je vous dirai cela demain, Godivelle. Pour l’instant j’ai sommeil et j’ai hâte de retrouver mon lit. Bonne nuit Godivelle.

La porte se referma doucement sur la déception de la vieille femme qui n’osa pas courir après Hortense quelque envie qu’elle en eût. La jeune fille éprouva une sorte de satisfaction cruelle à la laisser ainsi sur sa faim, car elle aussi était déçue. Elle avait espéré apprendre cette nuit tous les secrets de Lauzargues : elle n’avait recueilli qu’un appel au secours et, si elle pouvait comprendre l’angoisse de Godivelle devant l’agonie volontaire d’Étienne, elle lui en voulait un peu de l’avoir mise à ce point dans la confidence. De l’avoir, en quelque sorte, faite juge et arbitre du sort d’un jeune homme hier encore ignoré. Étienne ne voulait pas l’épouser, par grandeur d’âme semblait-il, mais elle-même n’avait pas la moindre envie d’épouser son cousin, fût-ce pour le sauver. C’était trop lui demander. Beaucoup trop ! N’était-ce pas cela qu’en effet on venait de lui demander d’une manière détournée ?…