Godivelle fit signe qu’elle avait compris et disparut, refermant la porte assez fort pour qu’Étienne la sût partie. Hortense alors revint vers son cousin et, repoussant la chaise, s’assit sans façons sur le bord du lit.
— Vous vous trompez ! Je sais beaucoup de choses déjà parce que Godivelle sait beaucoup de choses. Et ce qu’elle ne sait pas, elle le devine. Vous avez voulu partir et, à présent, vous voulez mourir parce que je suis riche et que votre père, mon oncle, veut nous marier afin de s’assurer que ma fortune ne quittera pas la famille. Je me trompe ?
Les deux mains glissèrent d’un seul coup du visage d’Étienne. Mais s’il fut surpris, il n’en montra rien de plus.
— Non, dit-il seulement.
— Au moins vous êtes franc. J’espère que vous allez continuer à l’être… Ainsi vous n’hésitez pas un instant, alors que je viens de connaître le chagrin, à m’accabler d’un autre malheur, peut-être pire que le premier ? Vous êtes en train de vous suicider – le mot vous fait peur ? Il faut pourtant regarder la vérité en face. Vous êtes en train d’accomplir le péché majeur, celui pour lequel il n’y a pas de pardon et, qui plus est, vous êtes en train de m’en faire supporter la responsabilité !
— En aucune manière. Je vous libère au contraire…
— Vous me libérez avec la joyeuse idée que, si je n’avais pas perdu mes parents ou si je n’existais pas, vous vivriez encore ici, heureux et insouciant ? Drôle de libération !
— Je n’ai jamais été heureux ni insouciant. Mon père a fait de ma vie un enfer. Et je vous supplie de croire que ce n’est pas depuis votre arrivée que je cherche à lui échapper, ainsi qu’à ce Garland sournois dont il a fait mon geôlier. Alors laissez-moi à mon destin sans plus vous en soucier !
La colère, accumulée peut-être depuis longtemps, rendait des forces à Étienne et même ramenait une légère rougeur à ses joues creuses. Mais c’était une bonne colère, une colère qui ressemblait à de la vie, et Hortense pensa qu’il fallait s’en servir.
— Non, je ne vous laisserai pas, parce que, quoi que vous puissiez dire, je me reprocherais votre mort toute ma vie ! Oh, Étienne, je vous en supplie, ne me chargez pas d’un tel poids, n’empoisonnez pas définitivement ma vie à moi ! Vivez !
— Vous me reprochez comme une faute majeure de vouloir mourir mais n’en est-ce pas une, selon vous, que haïr son père et lui souhaiter tout le malheur du monde ?
— Sans doute… Je crois pourtant que c’est moins grave. Pourquoi le haïssez-vous si fort ?
— Parce qu’il a tué ma mère…
Cette fois, ce fut le silence. Hortense écoutait en elle-même la résonance des mots terribles. C’était comme un gouffre ouvert subitement devant elle avec de trop noires profondeurs pour qu’elle eût le courage de se pencher dessus et de les scruter. Elle voulut, au contraire, essayer d’en repousser l’horreur et murmura :
— On m’a parlé d’un accident, cependant…
— Il l’a voulu ainsi mais je sais, moi, que ce n’en était pas un.
— Mais vous n’étiez pas là au moment où…
— Je le sais quand même !… Ne me demandez pas pourquoi. Je vous dirai seulement ceci : un fantôme ne hante une maison que s’il a eu à se plaindre des habitants. C’était hier l’anniversaire.
— Vous… vous l’avez déjà vu ?
— Oui. Et vous aussi n’est-ce pas ? C’est vous que j’ai entendue crier cette nuit ?…
Le regard bleu du jeune homme transperçait Hortense qui, mal à l’aise en face de ces yeux qui semblaient connaître déjà les secrets de l’au-delà, se leva et alla tendre ses mains froides à la cheminée.
— Nous nous égarons, soupira-t-elle. La haine que vous éprouvez pour votre père est une chose. Que vous vouliez me charger d’un crime même involontaire en est une autre. Je vous demande… Je vous supplie de renoncer à votre affreux projet ! Je vous supplie de vivre… pour que je puisse encore dormir…
Les larmes avaient jailli de ses yeux qu’elles faisaient briller comme de l’or pur. Etienne ne disait rien. Il la contemplait, avec un émerveillement qu’il ne songeait pas à cacher puisqu’elle ne le regardait pas.
— Par pitié, Étienne… vivez !
Il resta un moment silencieux, la contemplant avec une espèce de désespoir. Elle était la vie même et jamais sans doute la vie ne lui était apparue aussi belle. D’une toute petite voix, une voix d’enfant mouillée de larmes, elle répéta :
— Par pitié…
— Soit ! soupira-t-il enfin. Mais alors fuyez puisque je ne puis le faire.
La stupeur sécha les larmes d’Hortense qui se retourna
— Fuir ?… Mais où voulez-vous que j’aille ?
— Chez vous, bien sûr ! N’avez-vous pas une maison… et même plusieurs à ce que l’on m’a dit ?
— Elles me sont bien inutiles… J’ai été confiée à votre père par ordre du Roi et, surtout, de la duchesse d’Angoulême. Ils ont l’intention de veiller à ce que leurs ordres soient respectés. Si je rentre à Paris, ils peuvent parfaitement me faire ramener ici entre deux gendarmes. Cela… ne me tente guère !…
— Il faudrait vous cacher !
— Où ? Chez qui ? Croyez-vous que je n’y aie pas encore songé ? J’ai pensé à repartir dès l’instant où je suis entrée ici. Mais personne ne m’accueillerait… pas même mon cher couvent du Sacré-Cœur qui pourrait en pâtir. Madame en est la protectrice et il ne fait pas bon lui déplaire. En outre, l’occasion serait trop belle de saisir mes biens puisque je serais alors entrée en rébellion…
— Vous pourriez aller chez notre grand-tante de Mirefleur à Clermont. Je suis certain qu’elle vous accueillerait à bras ouverts…
— Quand la diligence s’est arrêtée à Clermont, j’ai voulu la voir, mais elle était allée passer l’hiver chez sa fille en Avignon.
— Elle reviendra.
— Avec le printemps, comme les hirondelles ? Eh bien, il faut l’espérer ! En attendant, ne voulez-vous pas me faire plaisir et goûter enfin à ces bonnes choses que la pauvre Godivelle se tue à vous cuisiner et à hisser jusqu’ici ?
Elle avait posé le plateau près du jeune homme sur le lit et, après s’être assurée qu’il était encore chaud, versait du lait dans une tasse, y ajoutait du miel. Étienne la regardait faire et l’espérance glissait peu à peu dans le cœur de la jeune fille puisqu’il ne rejetait pas immédiatement son offre. Quand elle lui présenta la tasse il eut, néanmoins, un geste de refus.
— Il y a une chose à laquelle vous pourriez penser, dit-elle avec un sourire, c’est que pour se marier il faut être deux. Et votre père ne peut pas m’obliger à dire oui…
— Vous ne le connaissez pas !
— Peut-être… mais il ne me connaît pas non plus. Et tenez ! Je vous propose un marché : vous consentez enfin à vous nourrir, à vous soigner et je lutterai vaillamment pour notre liberté. Même, je vous promets d’essayer d’aller rejoindre Mme de Mirefleur quand les beaux jours reviendront. Je veux bien admettre que vous n’avez pas regardé dehors depuis plusieurs jours, ajouta-t-elle, mais, sincèrement, -cousin, ce n’est guère charitable de me demander de fuir, par un temps pareil !
Brusquement, Etienne se mit à rire. Oh, un rire bien faible, qui ne faisait pas beaucoup de bruit mais un rire tout de même. Hortense sentit son cœur s’envoler de joie. Par-dessus le plateau, le jeune homme chercha sa main :
— Nous serons alliés ?… Vraiment ?