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La partie d’échecs ne fut pas ce qu’elle était d’habitude. Les paroles qu’ils avaient prononcées pesaient sur les deux jeunes gens qui se montrèrent aussi distraits l’un que l’autre. Étienne le fut peut-être plus que sa cousine car il perdit haut la main.

— Nous n’avons pas la tête au jeu, Hortense, conclut-il avec un soupir de lassitude. Vous devriez aller faire un tour pour profiter un peu du soleil avant qu’il ne se couche…

— Vous ne voulez pas que je vous fasse la lecture ? M. Garland m’a prêté les Tragédies de M. Jean Racine qui me semblent fort belles !

La surprise vint à bout de la mélancolie d’Étienne. Quoi, sa cousine, pourvue par ailleurs d’une honnête instruction, ignorait Racine ? Hortense expliqua alors qu’au couvent elle avait étudié Esther et Athalie mais qu’elle ignorait que le poète eût écrit d’autres pièces. Le jeune homme alors se mit à rire.

— Je vois qu’au Sacré-Cœur on craint les orages de la passion autant qu’on les craignait chez les Demoiselles de Saint-Cyr. Mais vous goûterez mieux Racine si vous le découvrez seule, chère Hortense ! Nous en parlerons ensuite… Pour l’instant, je voudrais sommeiller un peu. Pardonnez-moi !…

Tentée par le soleil, Hortense décida de suivre le conseil de son cousin. Elle alla prendre la grande cape à capuchon que Godivelle lui avait donnée puis, avisant sur sa table de chevet le livre commencé, elle le mit sous son bras, pensant que la splendeur des vers raciniens et celle du paysage en plein renouveau étaient faites pour s’allier…

Dans ses pérégrinations récentes autour du château, elle avait découvert, au-dessus d’un ressaut du torrent, un abri rocheux, une sorte de petite grotte de faible profondeur mais d’où l’on découvrait sur la vallée une vue charmante. Il y faisait un peu humide à cause du brouillard d’eau montant du torrent, mais cela présentait peu d’importance pour une fille dont la crainte des rhumatismes n’était pas le souci majeur. Elle avait adopté la petite grotte et par trois fois déjà lui avait rendu visite.

Mais, comme elle quittait le château, elle croisa Eugène Garland qui y rentrait. Armé d’une lanterne éteinte et d’un piochon, le bibliothécaire-précepteur offrait un aspect encore plus insolite que d’habitude. Ses vêtements et surtout le bonnet de laine tricotée qui, complété d’un gros cache-nez, lui emballait la tête, étaient couverts de mouchetures de boue et de plâtre. En outre, ses yeux brillaient comme des chandelles derrière ses énormes lunettes, ses mains tremblaient d’excitation et il parlait tout seul.

Arrivé au niveau de la jeune fille, il lui jeta un regard égaré :

— J’ai trouvé l’entrée, fit-il d’un ton triomphant. Je savais bien qu’il y en avait une… Je le savais bien !…

Hortense n’eut pas le temps de lui demander l’entrée de quoi. Peut-être d’ailleurs n’eût-il pas répondu car il se parlait à lui-même. Déjà il s’engouffrait dans le château, toujours parlant et gesticulant.

Haussant les épaules, Hortense poursuivit son chemin, pensant que le retour aux chères études semblait avoir un curieux effet sur le bonhomme. A présent, non seulement il ne s’occupait plus du tout d’Étienne mais il disparaissait des journées entières, soit qu’il fût au-dehors, soit qu’il fût enfermé dans la bibliothèque. Il apparaissait à la cloche des repas, dévorait sa pitance et, la dernière bouchée avalée, marmottait trois mots d’excuses avant de s’éclipser. Visiblement, le bonhomme profitait avec enthousiasme des vacances inattendues que lui laissait l’absence du marquis.

Pour atteindre le torrent, le chemin plongeait sous le couvert d’un bois de pins, en ressortait pour côtoyer un petit champ où s’épanouissaient déjà les minuscules fleurs bleues de la véronique. L’herbe neuve en recevait un reflet azuré qui, sous le soleil, évoquait la mer. Hortense sourit à ce joli coin de terre et envoya le reste de son sourire à une bergeronnette jaune qui passait au-dessus d’elle. Elle commençait à saisir le charme que pouvait dégager ce rude et beau pays…

Mais brusquement le charme cessa. Un grondement menaçant se fit entendre au moment où Hortense atteignait les rochers et, presque simultanément, la silhouette menaçante d’un grand loup roux se dressa sur le chemin, juste devant l’endroit où s’ouvrait la grotte.

Frappée d’épouvante, Hortense voulut crier, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Elle jeta un regard en arrière pour voir si une chance de fuite lui restait mais comprit qu’elle n’en avait aucune. Les longues pattes de la bête l’auraient rejointe en trois sauts… Ses jambes lui refusant tout service, elle resta là en face du fauve qui la regardait de ses longs yeux jaunes. La gueule ouverte montrait des crocs d’une blancheur absolue et laissait pendre une large langue rouge…

Croyant sa dernière heure venue, Hortense cherchait fébrilement une prière quand, dans la grotte, une voix se fit entendre et Jean apparut, un livre à la main, image parfaite de la sérénité.

— Paix, Luern !… Ah, c’est vous, fit-il en reconnaissant Hortense. Pourquoi ne le disiez-vous pas ?…

Mais, déjà, jetant son livre, il s’élançait et arrivait juste à temps pour recevoir dans ses bras la jeune fille évanouie.

Ce ne fut qu’une faiblesse passagère car elle ouvrit les yeux dès l’instant où le meneur de loups la coucha sur les aiguilles de pins qui tapissaient la grotte. Et il se mit à rire en la voyant revenir à elle :

— C’est sagesse que reprendre vos sens aussi vite, jeune dame car, faute de sels, j’allais vous gifler pour vous rappeler à la vie. Cela va mieux ?

Elle fit signe que oui et se redressa pour constater que le grand loup qui l’avait si fort effrayée était à présent couché à ses pieds, le museau sur ses pattes comme n’importe quel chien de bonne compagnie. Jean passa une main caressante sur les oreilles dressées de l’animal qui releva la tête vers lui.

— Je suis désolé qu’il vous ait fait peur mais il ne vous aurait fait aucun mal, vous savez…

— Je ne vois pas comment vous pouvez en être aussi sûr ?

— Parce que s’il avait eu de mauvaises intentions vous seriez déjà morte. Mais vous n’avez rien à craindre de Luern, il vous connaît. Et même, à l’occasion, il vous défendrait…

— Il vous l’a dit ? fit Hortense avec un petit rire nerveux.

— Je n’ai pas besoin qu’il me le dise : je sais. Et lui aussi sait. Il connaît votre odeur, votre voix et dès l’instant où je lui ai dit que vous étiez… une amie, cela suffit…

Au moment où Hortense avait perdu connaissance, le livre qu’elle tenait sous le bras avait glissé. Jean alla le ramasser et en examina les pages de garde puis chercha celle marquée d’un signet, sourit et déclama :

Digne objet de leurs craintes !

Un enfant malheureux qui ne sait pas encore

Que Pyrrhus est son maître et qu’il est fils d’Hector.

— Vous lisez Andromaque ? Cette douloureuse histoire trouverait-elle quelque écho en votre cœur ?

— La malheureuse a tout perdu, elle aussi : famille, maison, patrie…

— Époux et fortune, même sa liberté. Par contre, elle a un enfant. Cela fait tout de même quelque différence avec vous, si c’est à cela que vous pensez ?

— Un peu, je l’avoue.

— Vous oubliez aussi l’amour qu’elle inspire au vainqueur…

Sans rouvrir le livre, Jean récita de mémoire :

Je vous offre mon bras. Puis je espérer encore

Que vous accepterez un cœur qui vous adore ?

En combattant pour vous, me sera-t-il permis