Выбрать главу

Le seul calcul auquel la jeune fille obéit, en acceptant d’emblée l’invitation, tenait dans la présence proche de François Devès qui s’était si spontanément déclaré son homme lige. De François Devès ami de ce Jean de la Nuit qui s’était emparé de son cœur et de son esprit et en demeurait le maître en dépit de la déception qu’il lui avait infligée. Mais en dehors de cela, l’idée de passer quelques jours dans une maison gaie et accueillante au lieu de contempler les murs gris du farouche Lauzargues ne pouvait que séduire une fille de dix-huit ans. L’atmosphère était si différente !…

Par la fenêtre entrouverte de sa chambre – une fenêtre qui était une belle et haute fenêtre et non une sorte d’ouverture vitrée au fond d’un entonnoir de pierre – une branche de lilas en train d’éclore mettait un peu de fard mauve sur la joue d’un petit nuage blanc. L’air qui entrait avait des senteurs de verdure neuve et arrivait avec tout son parfum sans se soucier de pénétrer à travers des relents d’humidité. On entendait chanter un oiseau… C’était délicieux.

Mlle de Combert, auréolée de dentelle et de rubans verts, souriait, assise près de cette fenêtre avec le métier à tapisser qu’elle avait fait monter auprès d’Hortense pour mieux la veiller. Et son parfum de rose se mêlait agréablement à ceux du jardin. En entendant Hortense évoquer la gêne qu’elle pourrait lui causer, le sourire de Daupbine s’était changé en éclat de rire.

— Être une gêne ? Ma chère enfant, souvenez-vous que je vous avais invitée de façon instante lors de ma visite chez votre oncle. C’était d’ailleurs de l’égoïsme pur. Je m’ennuie un peu ici entre ma tapisserie et Madame Soyeuse…

— Madame Soyeuse ?

— Mon Dieu, c’est vrai ! Je ne vous ai pas encore présenté ma meilleure, ma plus fidèle amie…

Se levant, elle découvrait sous un pli de sa robe couleur de mousse une superbe chatte d’un gris de perle, presque argenté, qui sommeillait avec application sur l’une des couronnes de fleurs tissées dans l’épais tapis…

— Qu’elle est belle ! dit Hortense sincère, mais ce serait dommage de la réveiller. Elle dort trop bien et nous ferons connaissance plus tard…

Elle éprouvait un peu de honte en songeant au jugement sévère qu’elle avait porté naguère sur son hôtesse. Celle-ci l’accueillait comme une jeune sœur ; elle n’avait pour elle que les plus délicats procédés, pourtant Hortense, choquée sans doute par la scène entrevue dans la nuit de Lauzargues, l’avait classée sans plus examiner dans la catégorie des créatures hypocrites et dangereuses. Eût-elle su ce que c’était qu’une fille de joie qu’elle eût sans hésiter classé Dauphine dans le même casier… Et puis, il y avait eu la courte phrase de Jean : « Je n’aurais pas cru que l’amour vous faisait horreur… » et Hortense voyait à présent sa compagne avec des yeux tout différents. Elle la remercia donc de l’accepter si gracieusement mais ajouta :

— Ce que je désire est une chose. Ce que décidera mon oncle en est une autre. Et je suppose qu’il sait, à présent, que je suis ici ?…

— Ce qu’il en pense, il vous le dira lui-même. Il m’a fait savoir qu’il viendrait demain voir comment vous vous sentez. Mais… avant qu’il ne vienne, Hortense, me direz-vous enfin ce que vous faisiez dans la forêt et sous l’orage ?… Vous vous enfuyiez, m’avez-vous dit. Mais devant quoi ?…

Pour ne pas avoir l’air de contraindre la jeune fille, elle retournait à sa tapisserie, choisissait un long brin de laine azurée, entreprenait de l’enfiler puis commençait à piquer dans la toile tendue entre de minces barres d’acajou chantourné. L’ouvrage représentait une couronne de feuillages et de rubans traitée dans un camaïeu de bleu sur fond ivoire et Dauphine le destinait à un fauteuil de sa propre chambre.

Sa stratégie s’avéra bonne débarrassée de son attention et même de son regard, Hortense, après un court silence, se décida à répondre :

— Devant la même chose, exactement, qui avait poussé mon cousin à se jeter à l’aventure, au lendemain de mon arrivée : Étienne savait que son père souhaitait nous marier et ne le voulait pas. Je sais que le marquis a décidé notre mariage et je m’y refuse… Sans avoir d’ailleurs mieux réussi que lui : nos efforts à l’un comme à l’autre semblent conduire inéluctablement à un même point : un lit chez vous !

Derrière son écran de laine Mlle de Combert se mit à rire :

— Vous me permettrez de ne pas le regretter. Mais me direz-vous pourquoi vous êtes, l’un comme l’autre, aussi hostiles à un projet qui semble raisonnable ? Encore Étienne possédait-il une meilleure raison que vous puisqu’il ne vous connaissait pas. A présent, je suppose qu’il voit les choses de façon différente : on ne peut vous voir sans vous aimer. Quant à vous, j’ai ouï dire que vous nourrissez pour votre cousin une certaine amitié ?

— C’est vrai. J’aime bien Étienne. Mais je ne l’aime pas autant qu’il le faudrait. Et qui peut souhaiter se marier sans amour ?

Le regard méditatif de Mlle de Combert franchit le bord du cadre d’acajou et rejoignit celui de la jeune fille.

— Personne, vous avez raison. C’est pourtant ce qu’il advient de presque toutes les femmes. On les marie et bien heureuse peut s’estimer celle qui, comme vous, éprouve déjà de l’affection pour son futur époux… Vous êtes fille noble, Hortense. Ce privilège vous oblige à certains devoirs dont le premier exige l’obéissance au chef de famille !

— Et si je refuse de me soumettre à cette obéissance ? fit Hortense d’un ton provocant.

— Les lois actuelles, telles qu’elles existent, ne vous le permettent pas. Sinon vous risquez de vous retrouver au ban de la société…

— Voilà qui m’est égal si je suis libre !

— Croyez-vous ? Mais, petite malheureuse, vous ne le serez jamais ! Surtout sous le régime qui est le nôtre. Le roi Charles X tient essentiellement à effacer de la vie des Français tout ce qui peut rappeler les excès de la Révolution. Il se veut pleinement le Roi Très Chrétien, gardien intangible des mœurs, de la famille, de la dignité et du bon ton. C’est assez amusant quand on se souvient de ce que fut jadis l’aimable comte d’Artois, l’enfant terrible, le polisson de Versailles, mais le règne change toutes choses. Puis-je vous demander où vous comptiez aller en quittant Lauzargues ? Vous vouliez rentrer à Paris ?

— Non. Je sais trop que l’on ne veut pas, aux Tuileries, m’y revoir. J’espérais pouvoir aller à Clermont, chez Mme de Mirefleur, cette tante à qui ma mère était si attachée…

— Et qui l’a aidée à épouser votre père. Le choix était bon d’ailleurs. Mais étiez-vous certaine d’être accueillie ?

— Pourquoi pas si elle aimait ma mère ? On dit que je lui ressemble…

Sans mot dire, Dauphine repoussa son métier, se leva et quitta la chambre pour y rentrer un instant plus tard tenant à la main une lettre encadrée de noir qu’elle tendit à Hortense.

— Voilà pourquoi je suis certaine que vous n’auriez pas été accueillie, mon enfant. Votre tante de Mirefleur s’est éteinte il y a quinze jours en Avignon. J’ai reçu ce faire-part hier matin… Oh ! voilà que vous pleurez ! Pourtant vous ne la connaissiez pas ?…

— Vous ne pouvez pas comprendre ! s’écria la jeune fille en repoussant avec colère le papier funèbre qui alla se poser sur le tapis comme un oiseau noir.

Mlle de Combert le ramassa, le glissa dans sa ceinture et vint s’asseoir sur le bord du lit. Puis elle attira Hortense contre son épaule :

— Mais si je comprends ! Vous ne la connaissiez pas mais vous voyiez en elle un refuge possible, une retraite honorable devant les volontés du marquis !… A présent vous n’avez plus personne… que moi !