Aidée par sa compagne qui venait de lui placer dans les mains un gros bouquet de violettes, Hortense descendit, non sans trébucher dans les longs voiles noirs qui l’enveloppaient. Louis Vernet, tout vêtu de noir lui aussi, se précipitait pour lui montrer le chemin et l’isoler davantage quand, soudain, un jeune homme surgit de derrière une grande stèle surmontée d’une croix. Arrachant un haut-de-forme gris, il barra le passage à la jeune fille…
— On a tué votre père, Mademoiselle, s’écria-t-il. Il ne s’est pas suicidé ! Il n’a pas tué votre mère ! On les a assassinés… tous les deux !
A travers le brouillard noir du voile, Hortense entrevit un visage jeune, assez sympathique d’ailleurs mais où rien ne semblait d’aplomb, une broussaille de cheveux et de favoris couleur de suie, des yeux noirs étincelants. L’homme semblait hors de lui-même mais elle n’eut pas peur.
— Qui les a tués ?… Le savez-vous ?…
— Non… Pas encore ! Mais je trouverai !…
Déjà on se jetait sur lui. Trois « records » de la Police – redingote élimée, castors râpés et gourdins torsadés – s’emparaient de lui et l’entraînaient en dépit de la défense vigoureuse qu’il opposait. Hortense, figée au milieu du chemin, l’entendit crier encore :
— Cherchez haut !… Très haut… et prenez garde à vous ! Vous êtes trop riche !…
Un coup de gourdin l’assomma et il disparut complètement, englouti sous la marée noire de ses gardiens. Autour d’elle, Hortense entendit des voix qui s’exclamaient : « C’est une honte !… Un vrai scandale !… Pauvre petite !… C’est sûrement un libéral… Un de ces fous de l’opposition… Le Roi est trop faible. »
La main ferme de la Mère générale reprit son bras.
— Venez, mon enfant !… Tout ceci est odieux ! Presque machinalement, Hortense laissa tomber ses fleurs au fond du caveau où les deux cercueils s’alignaient côte à côte. La pensée lui vint que, peut-être, son père et sa mère étaient heureux à cette même minute puisqu’ils étaient réunis à jamais. Et soudain, elle n’eut plus envie de pleurer. Avec un dernier signe de croix, elle se détourna de la fosse que l’on allait refermer, chercha son mouchoir et se moucha vigoureusement après avoir quitté la main qui la soutenait depuis le début. Derrière elle la foule s’était refermée et la regardait, chuchotante, alléchée par ce qui venait de se passer. Elle entrevit des yeux luisants, des ébauches de sourires gourmands. Tous ces gens l’épiaient, guettant les réactions de sa douleur… Ces gens parmi lesquels se cachait peut-être l’assassin de ses parents. Car, à présent, elle en était sûre : on les avait tués. La dénonciation violente de l’inconnu rejoignait trop le cauchemar de l’autre nuit, le mauvais rêve qui prenait, à cet instant, figure d’avertissement… Restait à trouver le loup meurtrier. Qui pouvait-il être ?
Une soudaine colère l’envahit avec le besoin de quitter ce rôle de victime pour affirmer une personnalité propre, celle même de son père qu’elle sentait subitement bouillonner dans son sang. Relevant à deux mains le grand voile de crêpe qui lui tombait devant la figure, elle le rejeta sur son dos, découvrant un jeune visage encore plus nu d’avoir été lavé par les larmes. Son regard, noir de mépris, balaya toutes ces têtes, toutes ces silhouettes. Puis, la tête haute, le menton fièrement relevé, elle marcha vers cette masse confuse qui s’ouvrit précipitamment devant elle comme une mer houleuse sous l’étrave d’une frégate…
Voile au vent d’hiver, suivie de la Mère générale silencieuse mais dont les yeux bleus brillaient d’une petite flamme amusée, elle rejoignit sa voiture, rencontra le regard, à la fois stupéfait et ravi, du vieux cocher.
— Ramenez-moi à la maison, Mauger !
Mais déjà Louis Vernet se précipitait.
— C’est impossible, Mademoiselle, chuchota-t-il, le Préfet de Police a fait apposer les scellés sur l’hôtel. Vous ne pourriez y entrer. Il faut attendre que l’enquête soit achevée…
— L’enquête ? Quelle enquête ? N’a-t-on pas clamé partout que mon père s’était suicidé après avoir tué ma mère ? Alors, pourquoi une enquête ? A moins que ce jeune homme inconnu que l’on a arrêté tout à l’heure n’ait raison ?…
Sa voix avait sonné, haute et claire comme un défi. Le murmure qui suivit lui apprit qu’elle avait été entendue mais, à présent, Mère Madeleine-Sophie reprenait la situation en mains.
— Il vous faut rester encore quelque temps chez nous, Hortense. Il vous faut attendre qu’un conseil de famille se constitue puisque, malheureusement, vous êtes encore mineure.
— Conseil de famille ? Quelle famille ? Je n’en ai pas…
— Vous savez bien que si. Allons, venez. Il fait un froid horrible. Ayez pitié de mes rhumatismes, ajouta-t-elle plus bas avec un demi-sourire.
Hortense prit sa main, la baisa.
— Pardonnez-moi, dit-elle en aidant la religieuse à monter en voiture.
— Je vous ramène au Sacré-Cœur, Mademoiselle Hortense ? demanda Mauger, une pointe de déception dans la voix.
— Oui. En attendant. Mais, sois sans crainte, tout restera en place à la maison. Pour toi tout au moins !
La portière claqua derrière elle. Mauger fit tourner la voiture, et, sans attendre d’avoir atteint la porte du cimetière, mit ses chevaux irlandais au trot pour redescendre vers le cœur de Paris.
— Vous allez avoir un tuteur selon toute vraisemblance, dit Mère Madeleine-Sophie au bout d’un moment. Peut-être ne vous permettra-t-il pas de conserver le train de maison de vos parents ?
— Entre le train de maison et Mauger il y a un monde, ma Mère ! Quant à ce tuteur, je ne vois pas bien qui il pourrait être.
— Mais… votre oncle. Il est votre plus proche parent.
— Je n’ai jamais rencontré d’oncle, ma Mère. Celui qui a renié sa sœur ne peut pas être de ma famille. Je serais fort étonnée, d’autre part, que mon père n’ait pas mis ordre à ses affaires ni prévu le cas de sa disparition soudaine. Je suis certaine qu’il a tout décidé pour moi depuis longtemps…
— Pour vous… et pour votre mère, je pense. Il n’imaginait sans doute pas qu’elle ferait, avec lui, le grand voyage vers Dieu. Cela pose certainement des problèmes de droit…
— Vous ne croyez pas non plus qu’il ait commis ce double crime, n’est-ce pas ? murmura Hortense avec une soudaine passion.
L’étroit visage aux yeux méditatifs se tourna vers la portière, derrière la glace de laquelle défilaient les arbres dépouillés et les maisons mouillées.
— J’ai peu rencontré votre père, dit la Mère générale au bout d’un instant, mais je crois l’avoir bien jugé. C’était l’un de ces hommes qui ne reculent devant aucun obstacle, aucune épreuve. Dur pour les autres peut-être mais certainement encore plus dur pour lui-même… Le geste de l’autre nuit dénoncerait un faible, un instable. En mon âme et conscience, je crois…
— Qu’on les a tués, comme l’a dit ce garçon ? Au fait, sait-on qui il est ?
La religieuse sourit.
— Moi, en tout cas je ne le sais pas. Je fréquente peu les milieux politiques, vous savez ! Quant à savoir au juste ce qui s’est passé… je crois que Dieu seul pourrait le dire.
— Il faudra pourtant bien que je sache un jour…
En rentrant rue de Varenne, les deux femmes trouvèrent la maison sens dessus dessous. C’était en effet le jour de la visite traditionnelle de Madame la Dauphine… et du fameux goûter. L’atmosphère était à l’agitation et l’on ne pouvait traverser une pièce ou un couloir sans se heurter à quelqu’un transportant du linge, de la vaisselle ou des vases pleins d’eau pour les fleurs.