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Il était très différent du vidame d’Aydit dont l’ample carrure habillée de vert bouteille avait quelque peu tendance à écraser ses voisins moins favorisés par la nature. Tout en lui était haut en couleur : la figure, qui avait fini au long des ans par opter pour un écarlate que le vidame jugeait seyant par comparaison avec ses épais favoris gris argent… et son langage qui était coloré dans le meilleur style militaire. Il n’avait plus qu’un bras, ayant perdu l’autre dans une bataille dont il avait même oublié le nom tant il en avait vu, mais s’arrangeait assez bien de celui qui lui restait. Il jugeait, en effet, offensant pour sa dignité de demander une aide quelconque. De ce fait, Mlle de Combert s’arrangeait toujours pour lui donner le couteau le mieux affûté quand elle l’invitait à sa table, ne tenant aucunement à le voir fendre en deux ses assiettes roses comme cela lui était arrivé une fois. C’était un homme courageux et un joyeux compagnon… du moins quand il avait la possibilité de se laisser aller. Ce qui n’était guère le cas ce jour-là.

La douairière de Sainte-Croix était son ennemie intime et perpétuelle. Tous deux s’étaient aimés jadis, au temps où Mlle de Sorange ressemblait à un délicat asphodèle, mais le mariage n’avait pu se faire et, avec le temps, l’amour s’était aigri comme un vin de qualité inférieure. Aussi, depuis qu’ils avaient l’un et l’autre des rides et des cheveux gris, entretenaient-ils entre eux une petite guerre qui ne laissait pas d’être réjouissante pour les autres. Telle qu’elle était à présent, la comtesse apparaissait sous les traits d’une grande femme sèche, anguleuse, avec une peau dont on ne parvenait plus à distinguer la couleur exacte sous la couche de poudre blanche et de rouge dont elle enduisait son visage à l’ancienne mode de Versailles. Mais elle gardait de grands yeux sombres étincelants qui avaient dû savoir, jadis, exprimer la passion. En chrétienne fervente, mais originale, elle s’habillait suivant le « propre du temps » aux couleurs de l’année liturgique, portant du blanc pour les jours de fête, du violet durant le Carême, du rouge aux fêtes des saints martyrs et du vert le reste du temps. Ce dimanche de mai étant proche de l’Ascension, elle croulait sous les dentelles et le velours blanc, sauvée d’une apparence de mariée un peu trop caricaturale par le fait que ses atours étaient miséricordieusement jaunis par le temps passé dans des placards.

Quant au baron et à la baronne d’Entremont, bien qu’aucun lien du sang ne les unît, ils étaient curieusement semblables comme il arrive parfois lorsque l’on a vécu longtemps ensemble : deux figurines de Meissen oubliées au coin d’un clavecin de Trianon. Ils en avaient la grâce mièvre, la fragilité et des vêtements qui demeuraient fidèles aux modes du Bien-Aimé.

Au milieu de tous ces gens, Foulques de Lauzargues, sévère mais suprêmement élégant dans un frac noir, ressemblait à l’Ange maléfique déchu pour avoir voulu porter trop de lumière. Il contrastait violemment avec son fils, si blond et si pâle, tellement semblable à une victime sur le chemin du sacrifice que Hortense en fut frappée. Depuis son arrivée, Étienne ne lui avait pas adressé dix paroles et, depuis que l’on avait pris place à table, il ne l’avait pas regardée une seule fois. Elle ne voyait de lui qu’un profil. Il ne regardait rien, ne disait rien, plus absent de cette assemblée que les portraits immobiles des Combert pendus aux murs…

Profitant de ce qu’une chamaillerie s’élevait entre le vidame et la comtesse à propos d’un incident survenu fin avril à la dernière foire de Salers, Hortense se pencha vers ce cousin qui était à présent son fiancé et murmura :

— Vous n’êtes guère causant, Étienne ! Voilà près de trois semaines que nous ne nous sommes vus. N’avez-vous rien à me dire ?

— Que puis-je vous dire ? Nous sommes à présent fiancés. Dans un peu plus d’un mois nous serons mariés. Et nous n’avons aucun moyen d’y échapper… en dépit de ce que vous m’aviez promis…

« Ma parole, pensa Hortense, il m’en veut ? C’est à moi qu’il reproche la comédie d’aujourd’hui ?… Comme si j’y pouvais quelque chose ?… ». Vexée, elle murmura :

— Vous me pardonnerez, j’espère, de n’avoir pas réussi à me tuer en m’enfuyant.

— Vous ne vous enfuyiez pas. Vous étiez partie faire une promenade un peu tard, voilà tout. Une fuite se prépare…

— Avec cela que vous aviez bien préparé la vôtre, vous ? Moi, en tout cas, j’ai cherché à gagner du temps. J’ai posé des conditions et…

Il se tourna légèrement vers elle et gronda, avec une fureur concentrée :

— Parlons-en de vos conditions ! Tout ce que vous avez réussi à obtenir c’est la mort du bon abbé Queyrol !…

— Il est mort ? J’en suis navrée… mais je ne vois vraiment pas ce que j’ai à voir dans cette triste affaire…

— Je vais vous le dire…

Étienne prit un temps pour s’assurer que personne ne s’occupait d’eux puis, entre ses dents serrées, il jeta :

— Il est mort d’avoir reçu la visite de cet excellent Monsieur Garland… tout comme ma mère est morte de s’être fiée à sa science des plantes !

— Votre mère… est morte brûlée, m’a-t-on dit !

— Certes, elle a été brûlée… mais elle était déjà morte. Le feu n’a servi qu’à masquer le crime !… Et ne me regardez pas de cet air effaré ! Souriez, que diable ! C’est le jour de nos fiançailles ! Il faut être joyeux !

Et saisissant le verre plein auquel il n’avait pas encore touché, Étienne le vida d’un seul trait puis tendit la main vers une carafe pour le remplir à nouveau, cependant Hortense luttait contre une vague nausée qui lui venait et l’étouffait… C’était affolant d’entendre ces paroles effroyables proférées sur le fond d’une conversation mondaine ponctuée de rires et de plaisanteries. Elle se sentit incapable d’en supporter davantage et se leva, s’excusant auprès du chanoine.

— Veuillez me pardonner, je ne me sens pas très bien.

— C’est vrai que vous êtes pâle, mon enfant ! Mais c’est un peu naturel. Le bonheur à son aurore est toujours une émotion… Il faut s’y habituer.

Hortense quitta la table, tenant pour se donner une contenance sa serviette devant son visage, mais elle n’était pas arrivée à la porte que Mlle de Combert la rejoignait dans un grand bruit de taffetas vert.

— Qu’avez-vous, Hortense ? Vous êtes souffrante ?…

La jeune fille trouva la force d’un pauvre sourire.

— Je ne suis pas bien… Le vin peut-être. Je n’y suis pas habituée. J’ai besoin d’air…

— Allez dans votre chambre. Je vous rejoindrai tout à l’heure…

— C’est bien inutile…

— Si si ! J’y tiens… Je vais dire à Clémence de vous porter quelque chose de chaud…

Il n’y avait pas à en sortir. Il était apparemment impossible dans cette maison d’obtenir un instant de solitude.

Rentrée dans sa chambre, Hortense alla vers la fenêtre pour y poser son front devenu soudain très chaud, comme si la fièvre revenait. Ce faisant la bague la griffa légèrement et elle l’arracha d’un geste plein de colère, tentée de la jeter dans un coin. Mais elle se contenta de la poser sur la commode. Du même geste, elle prit un châle et s’en enveloppa, cachant ainsi la robe rose. Elle avait froid et se sentait en deuil.

Par la fenêtre elle apercevait le jardin enveloppé d’une brume fine et persistante dans laquelle aucune déchirure ne se produisait. C’était comme un linceul qui étouffait la campagne, et les couleurs des fleurs. La neige rosée qui moussait aux branches des vieux pommiers, le jaune des primevères, l’écarlate des giroflées, le bleu tendre des myosotis ne montraient plus, sous tant de grisaille, que de vagues teintes délavées, et l’on ne pouvait que deviner les arbres au fond du jardin. L’horizon montagneux avait disparu et même le grand peuplier qui, selon Hortense, indiquait la direction de la maison de Jean…