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L’eau venait du puits de la cuisine. Elle était très fraîche et à son contact, deux fois renouvelé, Étienne petit à petit se calma… Quand il se redressa, trempé comme une soupe, Hortense entreprit de le sécher. Il se laissait faire comme un enfant, sans rien dire, levant de temps en temps sur elle ses yeux bleus encore noyés de grosses larmes qui roulaient continuellement sur ses joues. Finalement, il but un peu de vin.

— Merci, soupira-t-il… Vous semblez très douée pour soigner les malades. Vous feriez sans doute une excellente épouse, une meilleure mère encore…

— Mais je suis votre épouse, dit-elle doucement. Et si Dieu nous aide, j’espère aussi être mère…

— Pas par moi, en tout cas. Vous êtes désormais Madame de Lauzargues mais vous ne serez jamais ma femme telle que l’on doit l’être.

— Pourquoi ? Est-ce que… vous me détestez tellement ? Avant mon accident, nous étions amis pourtant ? Vous aviez confiance en moi et je crois même qu’une certaine affection nous unissait. Mais à présent vous semblez me détester. On dirait que vous m’en voulez !

— Je ne vous déteste pas… bien au contraire. Mais il est vrai que je vous en veux.

— Pourquoi ?

— Parce que vous m’avez trahi… trompé ! Vous aviez promis de tout faire pour vous éloigner. Vous aviez dit que vous vous opposeriez de toutes les façons aux volontés de mon père… Et vous n’avez même pas lutté !

— Vous n’êtes pas juste. Je n’ai pas eu de chance, voilà la vérité. J’ai voulu fuir et vous savez ce qu’il en est advenu. J’avais l’espoir de chercher refuge chez notre grand-tante de Mirefleur et j’ai appris sa mort en Avignon. Il m’aurait fallu du temps, de l’aide. Où aller sans compromettre quelqu’un ? Que pouvais-je faire contre la volonté du Roi ? Vous-même, Étienne, pourquoi avez-vous accepté ce mariage ? Vous pouviez refuser.

Étienne garda le silence un instant. Il avait quitté le lit pour se rapprocher du feu. Debout devant l’âtre, il tendait ses mains pâles qui semblaient fragiles sortant des manches trop larges du vêtement. Ses yeux fouillaient les flammes comme s’il leur demandait une aide, peut-être une réponse…

— Parce que, si je n’avais pas accepté, vous seriez morte ! Il… m’avait menacé de vous tuer si je ne consentais pas à vous donner notre nom.

— Me tuer ? Mais c’est absurde ? C’était renoncer à tous ses projets. Cela ne tient pas debout !

— Croyez-vous ? Il préfère de beaucoup, bien sûr, la légalité. En outre, votre mort donnerait libre cours à des questions, à des curiosités. C’est un risque non négligeable en dépit de cette effarante protection royale dont je ne sais trop d’où elle est venue à un homme qui n’a jamais quitté ce trou ! Mais, si vous aviez disparu, cela ne changeait rien à ce qu’il veut. N’est-il pas votre seul héritier ?

Hortense ouvrit la bouche mais aucun son ne sortit de ses lèvres, comme si elle se trouvait tout à coup transportée au cœur d’un cauchemar. Une horreur sans nom l’envahissait, paralysait ses nerfs et jusqu’à sa respiration. Au bord de la suffocation, elle se laissa tomber dans un fauteuil, cherchant l’air. Et ce fut au tour d’Étienne de lui porter secours.

Craignant qu’elle ne s’évanouît, il lui tapa dans les mains, chercha sur la table de chevet le flacon de sels d’ammoniaque déposé là par la précaution de Mlle de Combert et le promena sous les narines d’Hortense qui revint à elle en éternuant. Le regard dont elle dévisagea son cousin était si égaré qu’il ne put s’empêcher de sourire.

— Mais non, je ne suis pas fou, Hortense ! Tout ce que je vous ai dit est vrai ! Mon père est un assassin. Il a tué ma mère pour s’emparer d’un misérable héritage qu’elle refusait de lui remettre, prétendant le garder pour moi. Pour moi qu’il exècre ! Il a tué l’abbé Queyrol qui lui avait refusé l’absolution et l’avait frappé d’anathème après la mort de ma mère ! Et s’il n’avait pas résidé ici sans interruption à la Noël dernière, j’aurais été persuadé qu’il avait aussi assassiné vos parents ! Cette fortune qui était celle de votre père, sachez qu’elle le rend fou depuis des années ! Il en rêve ! Il la veut ! Et il balayera tout ce qui tentera de s’y opposer !

Le silence accablé de la chambre contrastait violemment avec les chants, les cris de joie, les échos de la musique, toute cette joie paysanne qui enveloppait le château, masquant son cœur sinistre et le drame qui s’y jouait… Toute cette joie autour de deux enfants malheureux !…

— Eh bien, dit Hortense au bout d’un moment, il ne lui reste plus qu’à me tuer, à présent ! Puis vous ensuite puisque, selon la loi, vous êtes désormais le maître de mes biens !

— Il n’est pas stupide. Ce serait trop dangereux parce que c’est trop tôt… Les gens qui, à Paris, surveillent vos intérêts seraient peut-être difficiles à faire taire. A présent, nous sommes mariés et il croit tenir la victoire. Il lui suffit d’un peu de patience… Jusqu’à ce qu’il tienne enfin l’héritier dont il pourra être fier, l’enfant dont il sera le maître… Voilà pourquoi vous ne serez jamais ma femme autrement que de nom !

— Que voulez-vous dire ?

— C’est clair, je crois ! Nous vivrons côte à côte comme gens mariés mais rien de plus ! Il n’aura jamais cet enfant qu’il adore d’avance… qui lui ressemblerait peut-être ! Un enfant qu’il faudrait baptiser Foulques, comme lui ! Comprenez donc, Hortense, que je me refuse à procréer ce qui pourrait être un nouveau monstre à son image ! Nous serons, vous et moi, les derniers des Lauzargues !… Mais il ne le saura pas ! Il attendra, jour après jour, mois après mois, année après année, l’annonce bienheureuse ! Il guettera votre taille, espérant à chaque moment la voir s’épaissir ! Et moi, je vais être heureux au moins pendant quelque temps. Je vais…

— Vous ne craignez pas qu’il ne se lasse d’attendre ? fit Hortense froidement.

La question coupa net la fièvre qui s’emparait d’Étienne.

— Que pourrait-il faire ? Lança-t-il avec acrimonie. Vous violer ? Vous faire lui-même cet enfant comme il en avait envie tout à l’heure en vous regardant ?

— Taisez-vous Étienne, vous êtes fou !

— Fou ? Mais non… J’ai entendu des bruits, vous savez, des chuchotements. Je sais qu’il aimait sa sœur d’un amour hors nature… et vous lui ressemblez tellement ! Ah comme il aurait aimé vous épouser lui-même ! Quelle revanche ! Quel triomphe sur la trahison d’autrefois !…

— Je vous ai déjà dit de vous taire !

Les mains aux oreilles, Hortense fuyait vers la fenêtre. C’était trop d’horreur pour ce soir, trop de sanie remuée dont il lui semblait que la puanteur emplissait la chambre. Elle avait besoin de respirer. Et l’air de cette nuit de juin était merveilleusement doux et parfumé. Toute la forêt montait vers elle avec l’odeur du pin brûlé. C’était comme si toutes les plantes des bois et des campagnes, ces plantes bienfaisantes que les rebouteux, les vieilles femmes et les sorciers allaient cueillir au cœur de cette nuit de la Saint-Jean faite pour les sortilèges heureux, se rassemblaient pour lui offrir leur senteur apaisante…

Derrière elle, Étienne ne disait plus rien. Affalé dans un fauteuil, il s’était emparé du flacon de vin et le vidait méthodiquement, verre après verre, sans que Hortense eût le courage de l’arrêter. L’ivresse, quand elle viendrait – et elle ne pouvait y manquer – lui procurerait au moins l’oubli du sommeil et lui offrirait, à elle, cet instant de solitude dont elle avait tant besoin pour réfléchir.