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Qu’allait-elle faire de ce garçon faible et entêté dont il était impossible de savoir comment il réagirait ? A Paris tout eût été facile mais ici, enfermés côte à côte entre ces murailles, ajoutant jour après jour à leurs légendes sinistres le poids de la haine et des angoisses ? Partir ! C’était pour elle la seule issue possible à une vie bloquée, sans joie aucune puisque Jean, le seul être qui l’attachât à cette terre si dure, avait disparu…

Était-ce parce qu’elle pensait tellement à lui ? Elle crut le voir passer là-bas, vers la lisière des bois, venant de la chapelle et se dirigeant du côté de la rivière. Le cœur d’Hortense manqua un battement. Elle crut à un éblouissement : elle avait tellement souhaité le voir enfin paraître !… Il marchait la tête baissée – lui qui savait si bien la porter avec arrogance – et allait lentement. Mais son long pas silencieux, glissé, assez semblable à celui de ses loups, était inimitable. Ce fut à cela surtout qu’elle le reconnut car, soudain, elle fut certaine de ne pas rêver. C’était Jean, c’était bien Jean qui passait là, si près… si loin !

Elle ne fut pas maîtresse de son impulsion. Oubliant Étienne, qui d’ailleurs s’endormait, elle s’élança hors de la chambre, descendit l’escalier en courant, jaillit hors du château comme une flamme blanche, bousculant Godivelle qui de sa place favorite regardait les invités danser et festoyer. La surprise lui coupa la parole mais déjà Hortense, peu désireuse d’être arrêtée, questionnée ou suivie lui lançait par-dessus son épaule :

— J’ai besoin de respirer un peu ! Je reviens !

Déjà l’arrondi d’une tour l’avait escamotée. Là-bas la silhouette de Jean était encore un peu visible, juste à la lisière du bois. Il suivait le chemin qui menait à la grotte et Hortense se retint de l’appeler pour ne pas attirer l’attention. Simplement elle força l’allure, rassemblant dans ses mains, pour mieux courir, les flots de batiste neigeuse qui l’enveloppaient. La nuit était claire et douce, étoilée comme le diadème d’une reine et l’herbe, sous les pas d’Hortense, était fraîche et moelleuse comme un tapis magique. Jean avait disparu à présent, avalé par le rideau d’arbres, mais Hortense allait vers lui aussi sûrement que si un lien invisible la reliait au solitaire. Elle atteignit la rivière, aperçut l’homme enfin au moment où il allait dépasser la grotte et Luern qui l’attendait, couché sur le chemin. Il caressa les oreilles du fauve puis, tirant de sa poche un sifflet, il lança un appel, un seul mais si puissant qu’il parut résonner jusqu’au bout de l’horizon. Un hurlement répondit venu de l’est, puis un autre venu du sud et un autre encore. Hortense comprit que les loups se donnaient rendez-vous et allaient venir à l’appel du meneur. Et comme Jean se remettait en marche, elle l’appela, terrifiée à l’idée qu’un fauve pouvait arriver derrière elle.

Jean s’arrêta. Il parut hésiter un instant mais elle cria plus fort encore :

— Jean !… Jean, attendez-moi !…

Il la regarda venir, forme blanche et vaporeuse volant presque au ras du sentier dont la pente l’entraînait toujours plus vite. Il étendit les bras pour l’arrêter, la saisit au passage alors qu’emportée par sa course elle allait droit à la rivière, et la maintint fermement contre lui.

— J’ai cru un instant que vous étiez un fantôme, ou un elfe. Mais je préfère ne pas risquer de vous voir vous envoler par-dessus le torrent.

Il l’écartait déjà de lui, avec une grande douceur mais elle s’accrocha de toutes ses forces à ses épaules pour qu’il fût obligé de rester sous son regard.

— Pourquoi ? s’écria-t-elle. Pourquoi est-ce que je vous revois seulement cette nuit ?…

— Parce que j’ai juré de ne pas vous revoir avant que vous ne soyez mariée…

— A qui ? A qui avez-vous juré ça ?

— A un vieillard mourant ! A un homme qui savait comment et pour quoi il mourait.

— A… l’abbé Queyrol ?

— Oui. Il m’a fait chercher quand il a compris que le marquis l’avait fait tuer. Et de la plus lâche des façons : avec un gâteau confectionné par Godivelle et que Garland lui a porté.

— Vous voulez dire que Godivelle est une empoisonneuse ? fit Hortense scandalisée.

— Bien sûr que non. Elle a fait un certain gâteau dont le vieil homme était friand. Mais, entre le four de sa cuisine et la chambre de Chaudes-Aigues il y a suffisamment de distance pour qu’il soit possible d’y ajouter quelque chose… L’abbé m’a ouvert les yeux sur bien des mystères. Et d’abord qu’il n’y avait de salut pour vous que dans ce mariage. Et moi, je n’ai pas supporté l’idée qu’il pouvait vous arriver quelque chose…

— Et l’idée qu’on me traîne dans le même lit qu’Étienne, vous pouvez la supporter celle-là ? Vous pouviez au moins me raconter cela au lieu de me laisser me morfondre loin de vous, sans nouvelles de vous. Est-ce que vous ne saviez pas que j’étais prête à fuir, avec vous n’importe où, au fond de n’importe quelle forêt, dans n’importe quelle tanière de loups ?… Mais loin d’ici, loin de cet homme qui n’en veut qu’à ma fortune…

Il essaya encore de la détacher de lui mais ne réussit qu’à la rapprocher…

— Vous ne supporteriez pas ce genre de vie. Vous êtes une vraie demoiselle, fine et douce, faite pour la soie, le velours, les dentelles, pour la vie protégée d’une belle demeure. Et moi je ne supporterais pas de voir la misère vous détruire, vous abîmer… Vous êtes si belle ! Tout à l’heure, dans la chapelle je vous regardais…

— Ce n’est pas vrai ! Vous n’y étiez pas. Je l’aurais senti. Je vous cherchais tellement…

— Pourtant j’y étais. Au-dessus de l’autel, dans le clocher d’où je pouvais tout voir. Mais je ne voyais que vous. Vous étiez belle comme ces portraits d’anges que l’on voit dans certaines églises.

— Taisez-vous ! Mais taisez-vous donc ! Vous ne savez rien de moi, vous n’avez rien compris ! Je vous aime, Jean, je n’aime que vous. Je n’ai besoin que de vous ! Et pas de satin et pas de vie douce et pas de belle demeure ! Vous, rien que vous ! Oh Jean, pourquoi m’avez-vous abandonnée ?

Il avait cessé de lutter contre elle et elle en avait profité pour se glisser entre ses bras, la tête nichée contre son épaule, lui imposant le parfum de ses cheveux que, d’une main timide, hésitante, il se mit à caresser doucement.

— Je ne vous ai pas abandonnée, Hortense. Au contraire, je suis revenu pour veiller sur vous. Mais il faut comprendre qu’on ne peut toujours réaliser ses rêves… Je ne suis qu’un pauvre hère…

— Vous êtes l’homme que j’aime !

— Je ne suis qu’un sauvage…

— Vous êtes l’homme que j’aime !

— Qu’un homme sans avenir… et même sans passé puisque je n’ai pas de père.

— Vous êtes l’homme que j’aime… Jean, Jean, n’avez-vous donc pas compris que nous sommes, de tout temps, destinés l’un à l’autre ? Ma mère m’a dit, un jour, que chacun d’entre nous a, quelque part dans le monde, un être qui lui correspond, qui le complète et qui lui est destiné. Pour moi, vous êtes celui-là. Et je crois bien que je l’ai senti dès notre première rencontre, dans les bois, au milieu des loups. Vous vous souvenez ?

— Oui. Nous étions seuls, alors, au milieu d’eux. Comme ce soir. Regardez !

Un cercle de loups les entourait, en effet. Oreilles droites et yeux luisants, ils ressemblaient, autour du rocher où Luern, assumant son rôle de chef était assis, au conseil muet de quelque prince.