Au matin du quatrième jour, en lui apportant son repas comme il avait pris l’habitude de le faire, le marquis tira un fauteuil près du lit d’Hortense et s’y assit :
— Je suis venu vous dire que mon petit-fils se porte bien et qu’il nous fait grand honneur… fit-il avec enjouement.
— Vous l’avez vu ? demanda Hortense le cœur battant la chamade.
— Hier. Il est vraiment superbe. Mais on dirait que vous aussi reprenez des couleurs ? Je vous trouve bien belle, ce matin. Et je pense que le temps est venu de vous demander enfin une réponse. Je vous ai laissé trois jours de réflexion et j’ose espérer que le silence et la solitude vous ont porté conseil.
— Quel genre de réponse attendez-vous ?
— Ne faites pas l’enfant ; vous le savez très bien… La réponse est simple d’ailleurs : acceptez-vous de m’accueillir cette nuit ?
— N’êtes-vous pas un peu pressé ? Le temps des relevailles est de dix jours, il me semble…
— Pour les femmes délicates et vous n’êtes pas une femme délicate. Au surplus, il n’est pas question de vous faire un autre enfant. La chose paraîtrait par trop étrange. Mais seulement de goûter un peu à ce corps charmant dont le souvenir me hante. Cette nuit vous vous soumettrez à moi ou bien…
— Ou bien ?
— Vous pourriez ne plus voir se lever beaucoup de soleils.
Cette fois la menace était claire. Si Hortense n’acceptait pas le dégradant marché, elle mourrait rapidement car, ainsi qu’il l’avait dit, l’assassin entendait profiter du temps, toujours dangereux, des couches. Mais elle n’avait pas la moindre intention d’accepter. Sa vie s’arrêterait tout juste avant qu’elle n’atteignît ses dix-neuf ans mais au moins elle demeurerait fidèle à son amour, au souvenir de sa mère miraculeusement sauvée d’un frère monstrueux et, surtout, le fils qu’elle ne verrait pas grandir n’aurait jamais à rougir d’une situation équivoque. En choisissant la mort, elle ne faisait d’ailleurs qu’avancer l’échéance car – elle en était persuadée – tôt ou tard Foulques de Lauzargues trouverait un moyen d’éliminer le jouet brisé dont il se serait finalement lassé… Alors, elle se disposa à mourir.
Calmement, posément, elle but une tasse de lait, mangea deux œufs et une poire d’hiver. Puis, avec l’eau chaude qu’on lui portait chaque matin, elle fit une toilette soigneuse et s’habilla de pied en cap. Il fallait, quand il viendrait, que le marquis trouve en face de lui la veuve de son fils et non une faible créature abandonnée aux moelleuses traîtrises du lit et sans autre défense qu’un léger rempart de batiste. Les vêtements d’une femme, avec leurs longs pantalons, leur accumulation de jupons et le poids des robes constituaient une sorte d’armure bien propre à décourager les tentatives de viol. Car, à présent, Hortense s’attendait au pire.
L’enfant semblait avoir pris toute la substance de sa mère qui se retrouvait plus mince qu’autrefois, ce qui lui permit de lacer sans aide son corset et d’accumuler plus de sous-vêtements encore qu’autrefois avant d’endosser sa robe. Puis elle brossa soigneusement ses longs cheveux, les natta et les roula autour de sa tête en couronne, coiffure qui donnait plus de sévérité à son visage. Enfin, elle s’enveloppa de son grand châle et alla s’asseoir devant son secrétaire.
L’idée lui était venue d’écrire une lettre et de la jeter par la fenêtre pour la confier au vent dans l’espoir que quelqu’un la trouverait. Mais ce quelqu’un pouvait être le marquis, ou l’un de ses gens, ce qui revenait au même. Alors elle fit jouer le casier secret et prit son journal qu’elle s’était efforcée de mettre à jour pendant son attente. Si elle voulait qu’un jour sa tragique histoire fût connue, c’était sans doute le plus sûr moyen… même si le journal devait attendre des dizaines d’années dans sa cachette…
Elle écrivit une grande partie du jour. Le crépuscule descendait quand elle reposa sa plume, sécha les dernières lignes et referma le cahier qu’elle confia de nouveau à la cachette. Parce qu’elle était la digne fille de son père et qu’elle aimait voir les choses en ordre, elle écrivit ensuite un testament qu’elle cacheta et posa bien en vue sur la cheminée. Il était rédigé, bien sûr, en faveur de son fils, mais disposait de certaines sommes en faveur de Godivelle, de Dauphine, et des serviteurs du château. A Jean, elle léguait son secrétaire et les quelques livres qu’elle possédait. Puis, quittant le petit bureau, elle tira un fauteuil près de la fenêtre, s’y assit et n’en bougea plus. Il y avait eu un peu de soleil, vers le milieu de l’après-midi, et elle voulait le voir se coucher une dernière fois.
Quand le marquis entra, vers neuf heures, elle était toujours à la même place et il marqua un temps d’arrêt en face de cette noire statue, assise bien droite et les mains nouées autour d’un chapelet. Il eut un rire sec et nerveux.
— Ce n’est pas ainsi que j’espérais vous trouver…
— Je sais. Vous espériez trouver une femme terrifiée que la peur aurait réduite au rang ignoble de fille soumise. Moi je suis la comtesse de Lauzargues et c’est vous qui l’avez voulu. Vous ne me verrez jamais sous un autre aspect !
— Donc, vous avez choisi…
— J’ai choisi la mort, comme ma mère l’aurait choisie à ma place. Elle aura au moins l’avantage de me libérer de vous à tout jamais – C’est un grand privilège.
— C’est bien. Vous l’aurez voulu. Je pleurerai beaucoup à vos funérailles puis je vous oublierai, je crois…
Quand il referma la porte, avec une douceur inhabituelle comme si déjà cette chambre ne contenait plus qu’un catafalque et quelques cierges, Hortense comprit qu’elle était condamnée et qu’il fallait se préparer à mourir. Elle ne savait ni quand ni comment la mort viendrait à elle. Ce serait sans doute quelque breuvage composé par Garland qui ne laisserait guère de traces et laisserait croire à la fable imaginée par le marquis… Pourtant, en dépit du courage qu’elle s’efforçait de montrer, la jeune femme sentait par instants son cœur défaillir car il est dur de mourir quand le corps et l’esprit ne demandent qu’à vivre. Chaque bruit intérieur la faisait tressaillir…
Vers onze heures, elle entendit, comme elle l’avait entendu les soirs précédents, les accents légers de la harpe car le marquis charmait sa solitude avec la musique. Presque simultanément, les bruits reprirent dans la chambre condamnée, des coups, des grattements qui parurent soudain très proches… C’était si net qu’abandonnant sa veille lugubre, Hortense alla vers le mur pour y coller son oreille, mais n’eut pas le temps d’en approcher : détachée du mur, une grosse pierre roula à ses pieds…
— Aide-moi ! ordonna la voix de Jean. Il faut que j’agrandisse ce trou…
Le saisissement qu’elle éprouva fut si violent qu’elle tomba sur les genoux tandis qu’une seconde pierre sortait du mur. Mais ce ne fut qu’un instant. Vivement, elle se releva et, des deux mains, elle attaqua elle aussi les pierres… Il suffit d’ailleurs d’en enlever deux autres pour que le trou fût assez grand.
— Tu es toute habillée ? reprit Jean en s’épongeant le front du revers de sa manche. C’est une bonne chose. Prends un manteau, de l’argent si tu en as, ce que tu peux avoir de précieux. Passe-moi tout cela et rejoins-moi.
Jeter dans un petit sac ses quelques bijoux, une bourse assez bien garnie et les rares souvenirs qu’elle avait de sa mère ne demanda qu’un instant. Le sac franchit le trou, bientôt suivi par la grande cape à capuchon d’Hortense puis par Hortense elle-même.
Avec un soupir de bonheur, elle s’abattit dans les bras de Jean mais il ne lui accorda qu’un baiser rapide.
— Il faut faire vite. Nous n’avons pas beaucoup de temps.