— Comment as-tu su ?
— Par Godivelle qu’on a éloignée et qui a compris que le marquis méditait un nouveau crime. Elle a réussi à m’envoyer Pierrounet. Viens, à présent…
On entendait toujours la harpe mais les sons s’atténuaient. Le morceau allait s’achever. Pourtant, en dépit de l’urgence, Hortense ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil à la chambre où était morte sa tante. Au pied du trou que venait d’ouvrir Jean s’amoncelaient toutes sortes de décombres ; tout ce qu’il avait arraché de l’énorme mur depuis, sans doute, pas mal de temps. Pour le reste on ne voyait que des pans de tissu et des fragments de meubles à moitié brûlés, dernières traces de l’incendie qui avait ravagé la pièce et anéanti Marie de Lauzargues. Mais Jean ne laissa pas à Hortense le temps de s’attarder. La prenant par le bras, il l’entraîna vers l’oratoire qui occupait la tour d’angle et la poussa dans l’ouverture d’un étroit escalier dissimulé dans l’un des murs. Sur la dernière marche, une lanterne sourde était posée et Jean la reprit pour éclairer leur descente…
Cela parut interminable à Hortense. L’escalier ressemblait à une vis sans fin et semblait vouloir s’enfoncer indéfiniment dans les entrailles de la terre. Mais enfin on prit pied dans un étroit boyau de terre battue qui se perdait dans les ténèbres.
— Où allons-nous ? chuchota Hortense.
— Cette galerie débouche dans la crypte de la chapelle. Elle a été solidement murée après la mort de la marquise et pour une bonne raison : c’est par là que l’assassin est allé mettre le feu dans la chambre où la malheureuse gisait, endormie par une drogue. Le vieil abbé Queyrol avait tout découvert et par lui le marquis avait été frappé d’anathème. Il s’en était vengé en chassant son chapelain et en condamnant la chapelle… A présent, écoute-moi : un cheval t’attend près de la chapelle. Tu es assez remise pour pouvoir monter ?…
— Oui, mais…
— Tais-toi ! Nous n’avons pas beaucoup de temps. Va à Chaudes-Aigues, chez le docteur Brémont. Il t’attend… De là il te conduira à Rodez où tu prendras une diligence pour Cahors. A Cahors tu auras la malle de Toulouse afin de regagner Paris. C’est un détour un peu long mais quand on te cherchera, ce sera surtout du côté de Saint-Flour et sur la route de Clermont…
Ils avaient atteint la crypte où Jean retrouva le fusil qu’il avait laissé appuyé à une niche de pierre. Le solitaire semblait possédé d’une sorte de fureur et sa main serrait si fort le bras d’Hortense qu’il lui fit mal. Sans brutalité mais fermement, elle se dégagea :
— Je ne partirai pas sans mon fils. Il me l’a pris…
— Je sais mais nous n’avons pas le temps de le chercher. D’ailleurs il n’a rien à craindre, lui. Tandis que toi, Godivelle est persuadée que le marquis veut te tuer…
— Il allait le faire ! Oh Jean, il sait tout de nous… Et… et il m’avait proposé un ignoble marché si je voulais vivre encore.
— Devenir sa maîtresse ?
— Tu savais ?…
— Non… Non, sur mon âme ! Mais de cet homme on peut s’attendre à tout ! Ne crains rien pour l’enfant. Moi je veillerai sur lui. Il est mon fils, n’est-ce pas ?
— Il est notre fils ! Oh, Jean ! pourquoi m’envoyer si loin de vous deux ? Pourquoi ne pas me cacher quelque part dans la région ?
— Parce que nulle part tu ne serais assez bien cachée. A Paris, c’est beaucoup plus facile… Tu es chez toi.
— Plus maintenant. Le marquis n’aura aucune peine à me retrouver et il a le Roi pour lui…
— Peut-être, mais il se peut que le Roi ne soit plus là pour longtemps. La révolte gronde sourdement, m’a-t-on dit… Elle peut éclater dans huit jours, demain, ce soir…
Brusquement, il la prit dans ses bras, la serra contre lui à l’écraser.
— Écoute-moi, mon amour : il faut fuir. Je te jure sur ce bonheur que tu m’as donné que je te rendrai ton enfant. Mais pars, je t’en supplie, pars !
Il couvrit son visage de baisers rapides puis, la détachant brusquement de lui, reprit sa main. Mais, au lieu de se diriger vers l’escalier remontant dans la chapelle, il alla déplacer l’une des antiques dalles tombales posées contre le mur du fond, découvrant un étroit passage.
— Ça, c’est mon chemin à moi, dit-il avec une soudaine gaieté. Cette ancienne tombe conduit maintenant à un trou du rocher qui est derrière la chapelle. C’est moi qui ai creusé ce boyau… bien commode pour faire plaisir à une petite fille en sonnant une cloche sans que personne vous voie…
— C’était toi ?
— Bien sûr. Tu n’avais pas deviné ?…
— J’avais cru deviner mais cela a semé une telle panique au château…
— Ce n’en était que plus amusant… Chut ! Nous arrivons !
Ils débouchaient à présent dans l’étroite faille tapissée de broussailles au milieu desquelles Jean obligea Hortense à s’accroupir…
— Le cheval est en dessous, caché derrière un roncier. Nous allons seulement attendre un instant pour voir si tout est tranquille…
Il se redressa à demi en évitant de froisser les branchettes mortes, observant les alentours. Hortense l’imita et vit, en face d’eux, le château, dressé sous la lune de printemps, superbe et maléfique…
— C’est le moment ! souffla Jean.
Il voulut aider Hortense à sortir du trou, mais elle s’accrocha à lui, le maintenant à l’abri des broussailles.
— Allons-nous vraiment nous quitter ? Jean… Est-ce donc un adieu ?
— Nous nous étions dit adieu, Hortense. Il faut aller ton chemin. Même s’il a croisé le mien un moment, il ne peut que s’en écarter. Pars en paix, sans crainte pour notre fils… Je te le rendrai ou j’y perdrai la vie. Pas plus que toi je ne souhaite le voir vivre jamais dans cette tour maudite.
— Mais je t’aime… Oh Jean, je t’aime tant !…
— Ma douce… tu ne m’aimeras jamais autant que je t’aime.
Fermement, il l’obligea à se lever et la guida hors de la faille, puis sauta à bas du rocher et la prit dans ses bras pour l’en faire descendre. Mais il ne la reposa pas à terre. Le cheval était là, à quelques pas. Il la porta en selle, non sans l’avoir embrassée une dernière fois… C’est alors qu’un éclat de rire se fit entendre.
— Quelle belle scène, fit la voix goguenarde du marquis. Et quelle belle évasion ! En vérité, vous êtes diaboliques, tous les deux. Dommage que cela ne serve à rien et que cela s’achève ici.
Il était là, armé d’un fusil, sa grande cape noire flottant autour de lui au vent de la nuit, barrant le chemin, tenant les deux jeunes gens sous la menace du canon.
— Otez-vous de là, marquis ! cria Jean. Vous n’avez aucun droit sur cette jeune femme. Elle est libre…
— Elle va l’être dans un instant… de toi ! Et pour toujours !
— Vous voulez me tuer ?
— Moi ? Oh non ! Je crois que, dans ce pays arriéré, on n’aimerait pas ça. C’est Jérôme qui va te tuer… par hasard, ou par maladresse, comme tu voudras. Regarde !
Le cocher que personne n’avait remarqué était là en effet, debout à une dizaine de mètres, sur les marches du calvaire avec lequel il se confondait. Il tenait lui aussi un fusil dont le canon d’acier brilla sous la lune. Il épaula lentement. Mais, au cri d’Hortense avait répondu un coup de sifflet et, soudain, une longue forme rousse jaillit du sommet des rochers et s’abattit sur les épaules de l’homme qui roula à terre. Le coup partit, détournant l’attention du marquis, sur lequel Jean bondit à son tour d’une fabuleuse détente, lui arrachant son fusil.
— Tiens-le, Luern ! Mais ne le tue pas ! Et toi, Hortense, va-t’en !…
— Mais, Jean…
— J’ai dit : va-t’en !
Reculant de trois pas, il allongea une claque sonore sur la croupe du cheval qui s’enleva d’un élan, emportant la jeune femme au long du chemin qui menait au village. Le départ avait été si brutal qu’elle faillit tomber, mais elle était bonne cavalière et reprit très vite son assiette et la maîtrise de sa monture qu’elle retint un instant. Se retournant, elle vit que la scène était toujours la même : Jean tenait le marquis couché à terre sous la menace de son fusil et, un peu plus loin, Jérôme gisait sous les pattes du grand loup dont la gueule ouverte menaçait sa gorge.
— Je t’aime, Jean !… cria une dernière fois Hortense dans le souffle du vent.
Sa voix lui parvint, déjà lointaine :
— Moi aussi… et pour toujours ! Mais cours donc !…
Elle rendit la main. Le cheval s’élança et les tours de Lauzargues disparurent au tournant du chemin… La pluie, en recommençant à tomber, se mêla aux larmes d’Hortense.